Ilmord mĂȘme Matt. Chapitre 20. Peu Ă  peu, Weedon rĂ©ussit Ă  apprivoiser Croc-Blanc. Il est le seul Ă  pouvoir le caresser. Mais Weedon doit partir. Croc-Blanc se laisse alors mourir de faim. Matt Ă©crit Ă  son ami pour le prĂ©venir, et Weedon revient. Beauty Smith essaie de rĂ©cupĂ©rer Croc Blanc, mais Weedon et Matt l’en empĂȘchent. Chapitre 21. Weedon doit
Vous le savez dĂ©jĂ , je suis d'avis que rien ne justifie la diffusion illĂ©galement gratuite d'oeuvres que nous aimons. Aucun argument n'est valable, du lĂąche qui vole ses jeux sur le Net mais ne pousse pas son raisonnement jusqu'au bout en volant le reste de ses "nĂ©cessitĂ©s" matĂ©rielles Ă  l'abruti profond qui pense que ses fansubs sont de meilleures publicitĂ©s pour sa sĂ©rie favorite qu'une diffusion Ă  la tĂ©lĂ© ou une disponibilitĂ© sur les rayonnages de grands magasins nationaux. D'ailleurs, il est toujours bon de rappeler que l'unique but de l'invention des fansubs est de promouvoir des animes qui n'auraient autrement aucune chance d'ĂȘtre officiellement importĂ©s. Non, ce n'est pas pour "essayer avant d'acheter". Non, avoir des Petaoctets d'animes sur ton disque dur ne fait pas de toi un otaku. Et non, tu ne sers aucunement ta putain de "cause" en rippant les MP3 de la sĂ©rie pour en faire une sonnerie de portable. C'est dans ce genre de comportement lobotomisĂ© qu'on fait la diffĂ©rence entre les fans et les cons. Les premiers ont bien compris que la japanime en France ne redorera son blason quelque peu terni par DorothĂ©e, mĂȘme si TF1 a quand mĂȘme davantage servi les animes qu'il ne les a desservis qu'en dĂ©montrant que les gens en veulent. Quand on aime un manga, on l'achĂšte. Quand on apprĂ©cie qu'une chaĂźne de tĂ©lĂ© passe un anime, on se pointe sagement devant le poste pour prouver qu'il y a une audience. Et quand un Ă©diteur a fait l'effort de massivement publier la sĂ©rie qu'on aime, avec une Ă©norme campagne de pub et un travail de qualitĂ©, on les rĂ©munĂšre avec son porte-monnaie. Ca vous semble logique ? Venez que je vous fasse un bisou, je vous aime. Vous avez l'impression que je radote, Ă  force de rĂ©pĂ©ter que le seul langage dans ce monde capitaliste est celui de l'argent ? C'est vrai, mais il semblerait que les cons vous savez, l'opposĂ© des fans dont je parlais plus haut ne l'aient toujours pas compris. Ben tiens, justement ; vous n'ĂȘtes pas d'accord avec ce que je viens de raconter ? Ca tombe bien, je viens de vous trouver des copains. Enfin, c'est Rukawa qui les a trouvĂ©s, hein, moi je frĂ©quente pas ces gens-lĂ . L'histoire est vieille comme le monde des morveux qui ont encore des choses Ă  apprendre de la vie publient leurs traductions pourraves de Naruto Ă  partir de scans tout aussi pourris, fautes de grammaire ajoutĂ©es en sus. Le gentil Ă©diteur Kana qui fait du bon travail leur envoie un mail trĂšs poli pour leur rappeler qu'ils ont les droits, que la sĂ©rie est trouvable officiellement dans toutes les bonnes crĂšmeries, et que leur bricolage est inutile, nuit Ă  leur travail, en plus d'ĂȘtre illĂ©gal. LĂ  oĂč ça devient comique, c'est que leur rĂ©action a Ă©tĂ© de leur rĂ©pondre avec un long courrier ouin-ouin Ă©crit en petit-nĂšgre et bourrĂ© de fautes, d'envoyer des mails de protestation j'ai d'ailleurs profitĂ© de l'occasion pour envoyer un mail de fĂ©licitations... et de boycotter les mangas Kana. Ah oui, ils continuent Ă  hĂ©berger scans traduits, Ă©pisodes de l'anime Ă©galement trouvable en DVD chez nous et diffusĂ© sur GameOne et MP3 des CD audio. RĂ©sumons - ils aiment Naruto, mais - ils volent le manga, l'anime et les CD de Naruto, et - ils veulent pousser Ă  la faillite la compagnie qui importe officiellement Naruto. Tu parles d'une chirurgie du cerveau. Et ça ose s'autoproclamer fan ? Ca ne m'Ă©tonne pas qu'on surnomme "narutards" cette frange d'otaques Ă  deux balles. Leur deuxiĂšme mail adressĂ© Ă  Kana est fleuri en menaces et insultes. Aux derniĂšres nouvelles, ils cherchent Ă  dĂ©localiser leur site web hĂ©bergĂ© chez Free vers la Suisse, pays de la neutralitĂ©, du chocolat, de la montre, du couteau, du fromage, de Midori et du Naruto non licenciĂ©. Euh, pourtant Kana vend ses mangas en Suisse, non ? N'allez pas le leur rĂ©pĂ©ter, ils sont trop occupĂ©s Ă  Ă©crire leur rĂ©daction de français qui doit probablement avoir pour sujet "racontez une aventure qui vous est arrivĂ©e". Mais le point d'orgue de cette abyssale connerie reste quand mĂȘme leur lettre envoyĂ©e Ă  Kana - j'ai lu des trucs mieux Ă©crits dans mes potages de pĂątes-alphabets Nous avons bien reçu votre mail et par la mĂȘme occasion votre requĂȘte de voire disparaitre de notre site les scantrad de comprenons votre position, mais malgrĂ© cela que ce soit pour nous ou pour le lecteur manga lambda, cette position choque. Le "lecteur lambda" que je suis te pisse Ă  la raie. Apparemment, on a le choix entre ĂȘtre "nous" mais je prĂ©fĂšrerais me les bouffer en salade plutĂŽt que d'ĂȘtre assimilĂ© Ă  ces taches, et ĂȘtre "lecteur lambda". En mĂȘme temps, c'est vrai que je ne lis plus Naruto depuis, pfouuuu... Bien que lĂ©galement vous soyez dans votre droit complet et que vis Ă  vis de la Shueisha et de Monsieur Kishimoto nous paraissons comme fautifs, je ne pense pas, et corrigez moi si je me trompe, que l'achat d'une license pour la reproduction en France fasse de votre maison d'Ă©dition le reprĂ©sentant juridique lĂ©gal de ladite maison Shueisha. Il serait donc logique selon cet Ă©tat de cause, que l'entreprise Shueisha ou son reprĂ©sentant juridique lĂ©gal nous contacte directement pour nous faire parvenir leur mĂ©contentement. Corrigeons-les puisqu'ils se trompent "monsieur" ne prend pas de M majuscule, "corrigez-moi" prend un tiret, "licence" s'Ă©crit en français avec deux C - mais Ă  force de pomper leurs traductions sur celles des amĂ©ricains, ils doivent bien finir par s'embrouiller. Et comme tout achat de licence, Kana se tient garant du respect des droits d'auteur sur les territoires qu'ils couvrent. Cette situation avait prĂ©cisĂ©ment Ă©tĂ© pointĂ©e par Pirates Mag' n°17, quand Game Fan n°5 avait publiĂ© un fanart de Naruto en couverture mais en prĂ©cisant les droits japonais en bas de page... alors que la propriĂ©tĂ© intellectuelle française appartient Ă  Kana/Dargaud. RatĂ©, essaie encore. Mieux encore ils sont persuadĂ©s que Kana n'a pas les droits sur les scans japonais, et qu'ils ne seraient donc astreints qu'Ă  une demande d'arrĂȘt de la part de la Shueisha, maison d'Ă©dition au Japon. Sauf que lĂ  encore, c'est bidon Kana pourrait publier en France le manga japonais tel quel si l'idĂ©e lui passait par la tĂȘte, et mĂȘme sans cela, le simple fait de publier les scans de chaque page constitue une copie non autorisĂ©e, puisque dĂ©passant largement le cadre de l'usage individuel ou l'extrait pour citation. Et les lois sur le copyright, elles, sont internationales... C'est pour ça que les fansubs et scantrads sont illĂ©gaux mais restent tolĂ©rĂ©s par certains Ă©diteurs dans le cadre d'oeuvres non licenciĂ©es. MĂȘme joueur, joue encore. Quoi qu'il en soit, le problĂšme de fond n'est pas lĂ . Je me rappel une Ă©poque ou votre maison d'Ă©dition en Ă©tait Ă  ses balbutiements et cela malgrĂ© certaines bonnes licences, vous Ă©tiez trĂšs loin de votre Ă©tat actuel. [...] si Naruto est une rĂ©fĂ©rence en France aujourd'hui, ce n'est surement pas grĂące Ă  vous. Tous les plans marketing et autres campagne de publicitĂ© ne viendront pas Ă  bout du fait que la communautĂ© scantrad et fansub française est sans conteste l'instigateur des rĂ©fĂ©rences d'aujourd'hui et de demain. Yeah ! Mon chan IRC de fansubs a constamment 300 users connectĂ©s, et ce ne sont pas vos Ă©normes silhouettes en carton "Naruto" dans les Auchan et les Carrefour qui pourront concurrencer notre force de frappe mĂ©diatique ! Les Ă©ditions Dargaud ne pĂšsent rien face Ă  nous ! Si vous n'aviez pas diffusĂ© Naruto sur GameOne, on aurait fait une opĂ©ration-suicide dans leurs studios pour diffuser un de nos divx ! Sasuke54763 et Alex_du_13 avaient dĂ©jĂ  Ă©laborĂ© un plan pour entrer dans leurs bureaux en se faisant passer pour des Ă©boueurs auprĂšs de la standardiste, mais ils n'osaient pas le mettre en pratique parce que c'est une fille et qu'ils n'ont pas adressĂ© la parole Ă  une femme depuis qu'ils ont jouĂ© Ă  camion-pouĂȘt-pouĂȘt avec leur grande soeur. Bon, c'Ă©tait il y a sept ans dĂ©jĂ , mais ils pensent qu'ils y arriveront un jour. D'ailleurs, leur stratagĂšme Ă©tait justement de jouer Ă  camion-pouĂȘt-pouĂȘt avec la standardiste. J'irai mĂȘme plus loin et cela sans peur de me tromper dans mes propos. La communautĂ© scantrad et fansub Ă  fait du marchĂ© de la japanimation et des manga en France ce qu'il est Ă  l'heure actuelle. Ouais. Avant les fansubs et les scantrads qui n'ont commencĂ© Ă  apparaĂźtre en français qu'aux alentours de 2001, personne ne connaissait la japanime. Hein ? Le Club DorothĂ©e ? La Cinq ? AK VidĂ©o ? GlĂ©nat ? Tonkam ? Player One et Manga Player ? J'Ă©tais pas nĂ©, c'est quoi tout ça ? Si la communautĂ© des fansubs et des scantrads a fait quelque chose de bien en France, ce n'est sĂ»rement pas en faveur de l'orthographe et de la grammaire. Profiter du travail dĂ©jĂ  accompli par des fans et ensuite, sous couvert de la lĂ©gislation leur demander tout bonnement de ne plus rĂ©agir comme des fans tiens vraiment de l'abĂ©ration plus qu'autre chose. C'est vrai, un fan n'achĂšterait jamais le moindre manga. Pomper des divx et des MP3, ça c'est du vrai fan. Coupez leur connexion Ă  Internet et ils oublient comment respirer. Comprenez bien qu'en vue du prix relativement Ă©levĂ© des mangas et l'age moyen de vos lecteurs sur cette sĂ©rie, il est normal de vouloir voir avant d'acheter. C'est vrai, GameOne a beau ĂȘtre trouvable sur CanalSat, TPS, Freebox et bouquets ADSL, c'est pas facile de la regarder. Non, sĂ©rieusement vous avez vu Level One et les chimpanzĂ©s de laboratoire qui l'animent ? Vous avez vu le star system prĂ©tentieux de la Game Zone ? C'est vraiment pas facile de regarder cette chaĂźne. Prix Ă©levĂ© des mangas ? C'est bizarre, j'ai l'impression d'avoir dĂ©jĂ  entendu cet argument en faveur du piratage informatique "j'ai dĂ©jĂ  payĂ© une fortune pour avoir un pĂ©cĂ© de gamer, pas question que je paie des jeux, j'ai pas assez d'argent !" Alors pourquoi t'ĂȘtre achetĂ© un ordi en premier lieu, imbĂ©cile ? "Voir avant d'acheter" ? C'est vrai que les mangathĂšques françaises devraient faire comme chez Junku et tout mettre sous cellophane, histoire qu'on ne puisse plus feuilleter le moindre livre. "Prix Ă©levĂ© des mangas" ? Pour Tonkam ou Generation Comics et leurs tomes Ă  10 €, passe encore, mais les Kana Ă  moins de 6 € ? Ils se foutent de qui ? Votre Maison d'Ă©dition et sa plateforme de distribution sont des plus respectables et le terme "indĂ©pendant" peu encore ĂȘtre apposĂ© dans votre cas. Euh, ils savent que c'est Dargaud qui est derriĂšre Kana ? Apparemment non. Je suis pas du genre Ă  souhaiter les procĂšs, mais le jour oĂč ces abrutis se retrouveront face Ă  leur Ă©quipe juridique sera si beau que j'en oublierai de me masturber. Comme je sais que ce jour n'arrivera pas, je ne prends pas trop de risque, mais c'est l'intention qui compte. Kana leur a rĂ©pondu poliment par un copier/coller, ce qui est quand mĂȘme la norme - ils ont mieux Ă  foutre que de s'engager dans une flamewar avec des kevins. Meilleur passage de leur deuxiĂšme rĂ©ponse Ă  Kana Nous ne vous Ă©couterons pas et nous continuerons comme avant, sauf que dĂ©sormais nous allons apprendre Ă  nos visiteurs Ă  vous haĂŻr, et qu'ils n'achĂšteront plus vos tomes, car apparement, vous pensez que vous seul avez le pouvoir, et que nous, nous achĂšterons vos mangas... Or, vous vous trompez Peut-ĂȘtre que c'est parce que je n'ai pas le cerveau d'un pancake, mais je n'arrive toujours pas Ă  comprendre quel intĂ©rĂȘt ils ont Ă  menacer l'Ă©diteur d'une oeuvre qu'ils "aiment". Qu'ils aiment tellement, en fait, qu'ils ne veulent surtout pas la financer ou la supporter. Et ils revendiquent le droit de la voler. Le monde dans lequel ces gens vivent doit ĂȘtre vraiment beau. Il paraĂźt qu'il n'y a jamais de pluie au-dessus de Connard City. Bonus track le chapitre 304 de Naruto traduit par mes soins.
OdyssĂ©ede l'Empathie. 2 990 J’aime. Rejoignez-nous dans la rĂ©alisation du documentaire "l'OdyssĂ©e de l'empathie" de Michel Meignant et Mario Viana
Le petit-bourgeois est l’homme qui s’est GORKI Comme je dis » Quand on est nĂ©e putain on reste putain, voilĂ  mon avis. Je dis vous devez vous estimer heureuse si le fait qu’elle sĂšche ses classes est tout ce qui vous prĂ©occupe. Je dis elle devrait ĂȘtre lĂ -bas, dans cette cuisine, en ce moment mĂȘme, au lieu d’ĂȘtre lĂ -haut, dans sa chambre Ă  se coller de la peinture sur la figure, attendant que six nĂšgres lui prĂ©parent son petit dĂ©jeuner, six nĂšgres qui ne peuvent mĂȘme pas se lever de leur chaise Ă  moins qu’ils aient une charge de pain et de viande pour les maintenir en Ă©quilibre 507/223. 132 Voir James M. Mellard, “Faulkner’s Jason and the Tradition of Oral Narrative”, Journal of Popular C ... 133 Le pronom “vous” apparaĂźt dĂšs la deuxiĂšme phrase du discours de Jason. Le plus souvent il englobe Ă  ... 1Rien ici qui ressemble aux balbutiements incohĂ©rents de Benjy, rien qui rappelle les fĂ©briles divagations de Quentin. Une autre voix se fait Ă  prĂ©sent entendre, vulgaire, sardonique, pĂ©remptoire, une voix qui affirme et qui tranche. Au monologue intĂ©rieur », avec ses replis et ses retours, ses dĂ©lais et ses dĂ©tours, succĂšde un monologue dramatique, discours Ă  la cantonade de qui parlerait tout haut. Encore qu’elle obĂ©isse elle aussi par moments Ă  une logique associative, la troisiĂšme section doit bien plus Ă  la tradition populaire du rĂ©cit oral qu’à la technique joycienne du courant de conscience132 ». On dirait la fidĂšle transcription d’un discours improvisĂ©, une transcription qui aurait prĂ©servĂ© la familiaritĂ© de ton et l’allure spontanĂ©e d’un rĂ©cit fait de vive voix. Contrairement au vouloir-dire trĂ©buchant de Benjy et au trop-Ă -dire haletant de Quentin, le monologue de Jason laisse apparaĂźtre d’entrĂ©e de jeu la conscience que le locuteur a de lui-mĂȘme en tant que locuteur il s’écoute parler » Ă  preuve la frĂ©quence des inquit interpolĂ©s, les je dis », les comme je dis » en mĂȘme temps qu’il suggĂšre la prĂ©sence d’un allocutaire, la complicitĂ© muette d’un tu auquel son discours s’adresse133. Alors que dans les deux premiĂšres sections l’appareil de l’énonciation Ă©tait des plus problĂ©matiques, nous avons affaire ici Ă  une situation de discours quasi normale. Les monologues de Benjy et de Quentin Ă©taient des discours perdus comme des lettres..., la furieuse rhĂ©torique de Jason tĂ©moigne en revanche du besoin de communiquer, de convaincre ou d’ĂȘtre Ă  tout le moins entendu, rĂ©ellement entendu. Nous voilĂ  revenus aux circuits de la parole, Ă  deux pas du dialogue. 134 La troisiĂšme section ne comporte qu’une seule analepse importante la scĂšne de l’enterrement de Mr ... 2Aussi n’est-on pas surpris que le roman reprenne ici sa fonction traditionnelle de rĂ©cit. Une histoire est enfin racontĂ©e et on la suit sans peine. L’ordre chronologique est rĂ©tabli dans la prĂ©sentation des faits, et les rares ruptures temporelles se font de telle sorte que le risque de confusion est des plus rĂ©duits134. Bien que Jason ne soit nullement un narrateur digne de confiance, la narration y gagne un relief, une couleur et une cohĂ©rence qui lui faisaient jusque-lĂ  dĂ©faut, et grĂące aux supplĂ©ments d’information qui nous sont fournis l’histoire des Compson sort enfin des limbes. 135 Le hĂ©ros de George Washington Harris Ă©tait un des personnages prĂ©fĂ©rĂ©s de Faulkner “[...] j’aime ... 136 Voir Robert C. Elliot, “The Satirist Satirized Studies of the Great Misanthropes”, in The Power o ... 3Retour donc, vaille que vaille, au rĂ©cit. Retour Ă©galement au personnage, passablement effilochĂ© dans les sections prĂ©cĂ©dentes. Jason en est un dans tous les sens du terme, sur fond de théùtre scĂ©lĂ©rat de mĂ©lodrame en mĂȘme temps que bouffon. Avec la troisiĂšme section le roman amorce un surprenant virage vers la comĂ©die noire, dans la riche veine populaire qu’on retrouvera dans Tandis que j’agonise, la trilogie des Snopes et Les Larrons. Dans son parler dru et savoureux comme dans ses attitudes antisociales, Jason rappelle les figures hautes en couleur créées par les humoristes du Vieux Sud-Ouest, et l’on peut suivre son ascendance jusqu’à Simon Suggs et Sut Lovingood, personnages qui lui ressemblent par leur brutal franc-parler et leur esprit caustique et qu’il Ă©gale en cruautĂ© et canaillerie135. D’autre part, dans la mesure oĂč il se rĂ©duit Ă  une poignĂ©e d’idĂ©es fixes et de rĂ©actions stĂ©rĂ©otypĂ©es, Jason prĂ©sente Ă©galement d’évidentes affinitĂ©s avec l’original – l’humeur devenue humour – tel que l’a dĂ©fini Ben Jonson et dont les excentriques de Dickens offrent le plus riche rĂ©pertoire dans la littĂ©rature romanesque. On peut enfin voir en lui un lointain cousin de province des grands misanthropes et des grands imprĂ©cateurs de la littĂ©rature occidentale – le Thersite d’HomĂšre, le Timon de Shakespeare et la foule des malcontents » du théùtre Ă©lisabĂ©thain, l’Alceste de MoliĂšre, le Gulliver du dernier voyage, ou encore, plus prĂšs de nous, l’homme du sous-sol » de DostoĂŻevski136. Comparer Jason Ă  toutes ces figures est peut-ĂȘtre lui faire trop d’honneur, mais comme eux, dans son style de petit boutiquier sudiste, il est l’ennemi implacable du genre humain et le fĂ©roce procureur de ses folies. 4Comme eux Ă©galement, il est Ă  la fois l’agent et la cible de la satire. Tout son monologue peut se lire comme une Ă©tourdissante variation sur le thĂšme classique du satiriste satirisĂ©. L’ironie du romancier fait ici d’une pierre deux coups elle s’exerce en premier lieu aux dĂ©pens de Jason, dont elle charge le portrait jusqu’à la caricature, mais dans le mĂȘme temps elle s’exerce, sous le couvert de Jason-narrateur, aux dĂ©pens des autres Compson, Ă  ravaler le drame de leur dĂ©chĂ©ance aux proportions risibles d’une histoire de fous Je n’ai pas beaucoup d’amour-propre. Je ne peux pas me permettre ce luxe, avec une pleine cuisine de nĂšgres Ă  nourrir et le fait que je prive l’asile d’aliĂ©nĂ©s d’un numĂ©ro de choix. Le sang, dis-je, des gouverneurs, des gĂ©nĂ©raux ! C’est bougrement heureux que nous n’ayons eu ni rois ni prĂ©sidents nous serions tous Ă  Jackson Ă  l’heure qu’il est Ă  courir aprĂšs les papillons 552/286. 5Jason fait preuve tout au long de son monologue d’un sens aigu de l’incongru et du grotesque et, comme satiriste, il est d’autant plus redoutable que Faulkner – le satiriste dans les coulisses – lui prĂȘte pour ce rĂŽle son propre talent. DĂ©crits sans nuances et sans sympathie, dĂ©pouillĂ©s de tout ce qui les rendait Ă  tout le moins pitoyables, les hĂ©ros de la tragĂ©die familiale deviennent sous le regard dĂ©capant de Jason les acteurs fortement typĂ©s d’une sorte de mĂ©lo burlesque ou de tragĂ©die bouffe Ă  mi-chemin de Caldwell et de Tennessee Williams le pĂšre et l’oncle poivrots, la mĂšre neurasthĂ©nique, la niĂšce gourgandine, le frĂšre idiot, tels sont les protagonistes de la troisiĂšme section. Et l’on n’est pas surpris dĂšs lors que le rĂ©cit de leurs malheurs tourne promptement Ă  la farce. 6Autre langage, autre voix, autre regard. Le rapport du romancier au personnage-narrateur se modifie radicalement et la position du lecteur s’en trouve Ă  son tour bouleversĂ©e. Avec Benjy, c’était la perplexitĂ© devant un texte incohĂ©rent et inassignable. Le monologue de Quentin, en revanche, nous entraĂźnait dans les tourbillons d’un discours imaginaire et sollicitait donc une identification au personnage. Dans la troisiĂšme section, toute possibilitĂ© d’identification semble ruinĂ©e d’avance par l’ironie du romancier. Entre celui-ci et Jason comme entre Jason et nous la distance est Ă©gale Ă  celle qui sĂ©pare Jason des objets de sa raillerie, et elle est presque de mĂȘme nature distance comique, essentiellement, sauf que le rire du lecteur finit par se glacer devant tant de noirceur d’ñme. 137 Voir LIG, p. 149. 7Jason, on le sait, reprĂ©sentait pour Faulkner le mal absolu » et l’on veut bien le croire lorsqu’il affirme y avoir mis tout ce qu’il abhorrait137. Il n’empĂȘche que distanciation et identification sont ici Ă  l’Ɠuvre comme dans la section prĂ©cĂ©dente. Pas de la mĂȘme maniĂšre ni dans les mĂȘmes proportions. Mais de mĂȘme qu’on se mĂ©prendrait Ă  ne voir en Quentin qu’une projection autobiographique plus ou moins romancĂ©e, on aurait tort de croire que Jason a Ă©tĂ© conçu Ă  froid, du dehors, par un romancier qui lui serait totalement Ă©tranger. Jason a ce privilĂšge que Faulkner rĂ©serve Ă  ses grandes figures du mal de s’imposer Ă  nous comme une prĂ©sence » immĂ©diate et irrĂ©cusable. L’aurait-il, cette prĂ©sence, si son crĂ©ateur ne l’avait nourri de ses propres venins ? 138 James Dahl, “A Faulkner Reminiscence Conversations with Mrs. Maud Falkner”, Journal of Modem Lite ... 139 “[...] le PĂšre, c’est le Parleur, celui qui tient des discours hors du faire, coupĂ©s de toute produ ... 8InterrogĂ© sur ce roman en 1953, Mrs. Maud Faulkner, la mĂšre de l’écrivain, fit ces rĂ©flexions Ă©tonnantes Eh bien Jason, dans Le Bruit et la fureur – il parle exactement comme mon mari. Mon mari avait Ă  un moment donnĂ© une quincaillerie dans la ville haute. Sa façon de parler Ă©tait tout Ă  fait comme celle de Jason, les mĂȘmes mots, le mĂȘme style. Tous ces vous savez ». Il avait aussi un vieux nĂšgre du nom de Jobus, tout comme le personnage de Job dans l’histoire. Il Ă©tait tout le temps aprĂšs Job parce qu’il ne travaillait pas assez, exactement comme dans l’histoire138 ». À en croire ce tĂ©moignage d’autant plus savoureux qu’il Ă©mane de la mĂšre, les sources seraient donc toutes proches, et que ce personnage bouffon et mĂ©prisable ait Ă©tĂ© modelĂ©, au moins en partie, sur le pĂšre de Faulkner est une possibilitĂ© qui ne laisse pas d’intriguer. Jason, serait-ce le fils Ă©crivain jouant au pĂšre parleur139 ? L’hypothĂšse n’est en tout cas pas Ă  exclure que son monologue ait Ă©tĂ© pour Faulkner une maniĂšre de rĂšglement de comptes avec le pĂšre, raillĂ© dans ce qui est le symbole mĂȘme de son autoritĂ© sa parole, sa voix. 9Mais parler comme le pĂšre, c’est aussi s’identifier Ă  lui, se reconnaĂźtre en lui. Faulkner tenait de son pĂšre mĂ©prisĂ© et Jason tient de Faulkner, comme Smerdiakov de DostoĂŻevski. Mais laissons lĂ  ces spĂ©culations. Notre propos n’est pas de faire le compte des modĂšles et des sources ni mĂȘme seulement de dĂ©terminer quels rapports les personnages entretiennent avec l’auteur, mais plutĂŽt de les apprĂ©hender Ă  partir de l’Ɠuvre elle-mĂȘme, comme figures liĂ©es les unes aux autres dans le rĂ©seau d’un texte. La voix du sang 140 Nous prenons ce terme avec toutes les connotations qu’il a prises depuis Nietzsche. Etat de faibles ... 10Dans la troisiĂšme section on change de clef, mais la partition est presque la mĂȘme. Sauf Ă  ĂȘtre retournĂ©e. Ainsi la relation frĂšre-sƓur, Ă  peine moins dĂ©cisive, change ici de signe ce qui lie Jason Ă  Caddy est la haine, une haine aussi intense et aussi irrĂ©pressible que l’amour de Benjy et l’amour-haine de Quentin. Pour lui comme pour eux la sƓur aura Ă©tĂ© l’instrument du dĂ©sastre. N’eĂ»t Ă©tĂ© son inconduite, Jason aurait pu avoir une position Ă  la banque de son beau-frĂšre. Aussi l’enfant illĂ©gitime qu’elle a dĂ» lui laisser en otage est-il devenu pour lui le symbole mĂȘme de la position perdue » 619/383-384. Pour Jason la figure de Caddy est donc Ă©galement associĂ©e au malheur d’une perte, mais plus encore que Quentin il a ressenti cette perte comme une offense, une insulte – en faulknĂ©rien an outrage. Et il y rĂ©agira autrement aux cris et aux gĂ©missements de Benjy, au dĂ©sespoir de Quentin rĂ©pondent dans le troisiĂšme monologue la rage et le ressentiment140. 141 Sur ce que Jason doit Ă  la “philosophie” de son pĂšre, voir le judicieux essai de Duncan Aswell, “Th ... 11Mais bon sang ne saurait mentir. Parce que, comme je dis, le sang est le sang et on n’y peut rien » 564/303 Jason ne croit pas si bien dire lorsqu’il invoque l’atavisme familial pour expliquer les fredaines de sa niĂšce, ironiquement la rĂ©flexion vaut aussi bien pour lui. A l’entendre, il n’y aurait pas homme plus raisonnable que lui en ce monde de fous et de crĂ©tins. 11 croit et voudrait nous faire accroire qu’il n’a rien de commun avec les autres Compson – illusion maintes fois dĂ©mentie par ses actes, bien qu’il soit un outsider et l’ait Ă©tĂ© depuis son enfance. Sa mĂšre se fĂ©licite de ce qu’il soit un vrai Bascomb » et a pour lui les tendres Ă©gards qu’elle refuse Ă  ses autres enfants. Tel Jewel, le fils favori d’Addie Bundren dans Tandis que j’agonise, Jason a Ă©tĂ© marquĂ© par ce traitement prĂ©fĂ©rentiel, mais comme Mrs. Compson n’a de vĂ©ritable amour que pour elle-mĂȘme, il n’a guĂšre Ă©tĂ© plus qu’un pion dans le jeu dĂ©vastateur qu’elle n’a cessĂ© de jouer avec les siens. Sa seule rĂ©ussite est de l’avoir isolĂ© du reste de la famille et de l’avoir façonnĂ© Ă  son image. C’est d’elle qu’il a hĂ©ritĂ© son fĂ©roce Ă©goisme, sa bonne conscience, sa mauvaise foi, son souci de respectabilitĂ© et jusqu’à ses migraines. Mais il est curieux de voir que Jason est aussi le paradoxal hĂ©ritier de la philosophie paternelle, dont il adopte les principes pour s’en faire une rigide rĂšgle de vie. Et son inflexible logique, en Ă©rigeant le scepticisme de Mr. Compson en dogme, va nous administrer – nouveau tour de l’ironie faulknĂ©rienne – la preuve par l’absurde de son inanitĂ©141. 142 Voir LIG, p. 147. 12Non moins surprenantes sont les Ă©troites ressemblances qui unissent Jason et Quentin. Le contraste est certes le plus Ă©vident, et l’on sait que Jason fut initialement conçu pour servir de repoussoir Ă  son frĂšre142. A cĂŽtĂ© de Quentin, Jason est assurĂ©ment un allĂšgre extraverti. Il s’accommode du monde et s’y affaire de toute son Ă©nergie brouillonne quand Quentin le refuse et en meurt. A l’idĂ©alisme Ă©corchĂ© de celui-ci on a pu opposer le pragmatisme froidement calculateur de celui-lĂ . Au-delĂ  de ces diffĂ©rences, cependant, on bute chez l’un et l’autre contre le mĂȘme irrĂ©fragable noyau de narcissisme ou, pour reprendre le terme plus ambigu de Faulkner, la mĂȘme innocence ». Jason n’est que le nĂ©gatif de son frĂšre, un Quentin moins vulnĂ©rable, plus sanguin, plus pugnace, qui, plutĂŽt que de succomber au dĂ©sespoir, aurait tournĂ© Ă  l’aigre. Le persĂ©cuteur persĂ©cutĂ© 143 Faulkner multiplie dans les deux premiĂšres sections les signes qui annoncent son comportement d’adu ... 13DĂ©viĂ©e par la culpabilitĂ©, intĂ©riorisĂ©e dans la nĂ©vrose, retournĂ©e contre le moi, l’agressivitĂ© de Quentin avait fini par trouver sa conclusion logique dans le suicide. Rien de tel chez Jason, qui ne rate pas une occasion de faire le mal et se dĂ©lecte de la souffrance d’autrui. Enfant, il dĂ©coupait avec des ciseaux les poupĂ©es de Benjy. Au mĂȘme Ăąge, Popeye en faisait autant avec des perruches et des chatons. Moins violent que l’avorton de Sanctuaire, Jason se rattrape par une cruautĂ© mentale non moins abjecte, et pour les coups tordus, les vacheries cousues main, les perfidies longuement mijotĂ©es, il est assurĂ©ment imbattable. Comme il jubile au souvenir du bon tour jouĂ© Ă  Caddy, qui voulait revoir sa fille, ne fĂ»t-ce qu’ une minute », et qu’il a si finement BouĂ©e cf. 528-529/254-255 ! Et comme il est content de brĂ»ler les deux billets pour le cirque sous le nez du pauvre Luster 574/317-318 ! Un grand garçon comme vous », lui dit Dilsey, qui devine le petit monstre sous l’adulte sadique. À sa maniĂšre, Jason est en effet restĂ© fidĂšle Ă  son enfance tout comme Benjy et Quentin143. 14A l’intĂ©rieur du cercle familial sa mĂ©chancetĂ© peut s’épanouir en toute quiĂ©tude. En dehors, elle ne jouit pas de la mĂȘme impunitĂ©, et dans ses rapports socio-professionnels Jason aurait intĂ©rĂȘt Ă  se tenir sur ses gardes. Or, son animositĂ© est si irrĂ©pressible qu’elle Ă©clate partout au moindre prĂ©texte. Dans toutes les conversations relatĂ©es dans son monologue ses propos ne sont que fiel et vinaigre il est grincheux avec son ex-associĂ© Earl qui est en fait son patron depuis qu’il a retirĂ© son argent du magasin pour s’acheter une voiture et plein de condescendance avec les Noirs et les petits fermiers qui viennent s’approvisionner Ă  la quincaillerie ; il morigĂšne le tĂ©lĂ©graphiste, coupable de ne pas l’informer Ă  temps des fluctuations de la bourse ; se dispute avec le shĂ©rif qui refuse de l’aider Ă  retrouver l’argent volĂ© par sa niĂšce, et finit par se faire assommer par un vieillard qu’il a traitĂ© de menteur. Jason flaire partout la trahison, soupçonne tout un chacun de vouloir lui nuire et voit en tout homme un adversaire Ă  abattre. 144 Par moments Jason semble mĂȘme tirer un plaisir masochiste de ses humiliations, en particulier au co ... 15C’est dire qu’il ne peut concevoir autre que lui-mĂȘme, que tout homme est son semblable, un autre Jason. Le monde lui renvoie, agrandi et multipliĂ©, son propre reflet, sa propre grimace. À l’entendre, on pourrait croire qu’il ne se bat que pour survivre et n’agresse que pour se dĂ©fendre. En fait il n’agresse que pour ĂȘtre Ă  son tour agressĂ©, comme s’il avait besoin des ripostes et des reprĂ©sailles que. dĂ©clenchent ses provocations pour ĂȘtre justifiĂ© et confirmĂ© dans son rĂŽle de victime144. 145 Voir, par exemple, Charles D. Peavy, “Jason Compson’s Paranoid Pseudocommunity”, Hartford Studies i ... 16Paranoia ? La critique l’a Ă©voquĂ©e Ă  son propos et Jason en a en effet la logique roide et folle145. Le jour de PĂąques, lors de la poursuite de Quentin et de l’homme-Ă -la-cravate-rouge, elle le conduira jusqu’au dĂ©lire de persĂ©cution. À premiĂšre vue, Jason peut sans doute paraĂźtre plus simple que Quentin et c’est d’ailleurs l’image qu’il cherche Ă  donner de lui-mĂȘme dans son monologue, mais il s’en faut qu’il ne soit d’une piĂšce. Les objets du ressentiment 17De Benjy Ă  Quentin, de Quentin Ă  Jason il n’y a pas de solution de continuitĂ©. Benjy, c’est un peu la statue de Condillac Ă  ses dĂ©buts sensation et mĂ©moire de la sensation ; Quentin et Jason en apparaissent comme les complications » successives. On y retrouve les mĂȘmes Ă©lĂ©ments de base, mais combinĂ©s et accentuĂ©s diffĂ©remment. Cette identitĂ©-dans-la-diffĂ©rence, rien ne l’illustre mieux que le glissement des obsessions privĂ©es aux fantasmes collectifs qui se produit dans la section 3. 18Nous avons dĂ©jĂ  notĂ© que, des trois premiers monologues du roman, celui de Jason Ă©tait de loin le plus socialisĂ©. Contrairement Ă  Benjy et Ă  Quentin, tous deux asociaux, l’un par dĂ©bilitĂ© mentale, l’autre par introversion nĂ©vrotique, Jason se dĂ©finit par son rapport Ă  la sociĂ©tĂ© autant que par ceux qu’il entretient avec la famille. 19Singulier rapport, fait de conformisme et de rĂ©volte. Si le ressentiment de Jason est sans limites ni discernement, il est en effet remarquable que les objets sur lesquels il se fixe soient si souvent ceux que lui dĂ©signent les prĂ©jugĂ©s de son milieu et de son temps. MĂȘme sa causticitĂ© est sans surprises les victimes de ses plaisanteries les plus anodines sont l’avare, le provincial, la vieille fille, le pasteur, c’est-Ă -dire les personnages les plus stĂ©rĂ©otypĂ©s de l’humour populaire. Plus rĂ©vĂ©lateur, dĂ©jĂ , est son mĂ©pris pour les intellectuels, les professeurs d’UniversitĂ© qui ne possĂšdent mĂȘme pas une paire de chaussettes et qui vous enseignent comment gagner un million en dix ans » 569/31 1. L’anti-intellectualisme fait gĂ©nĂ©ralement bon mĂ©nage avec la xĂ©nophobie. Jason ne dĂ©roge pas Ă  la rĂšgle [...] c’est tout de mĂȘme dĂ©goĂ»tant que n’importe quel sale Ă©tranger, incapable de gagner sa vie dans le pays oĂč Dieu l’a fait naĂźtre, puisse venir s’installer ici et voler Ă  mĂȘme la poche des AmĂ©ricains 518/239. 20Champion de l’amĂ©ricanisme, hostile aux Ă©trangers, il a bien entendu aussi la haine du Sudiste pour le Yankee et ne cesse de fulminer contre ces requins de l’Est » 540/270. On ne s’étonnera pas non plus que Jason ait des prĂ©jugĂ©s ethniques. Il n’aime pas les Juifs, encore que son antisĂ©mitisme s’exprime avec ce qu’il faut d’hypocrisie pour lui donner les apparences de la respectabilitĂ© Je donne Ă  chacun ce qui lui revient, sans distinction de religion ou de quoi que ce soit. Je n’ai rien contre les Juifs en tant qu’individus, dis-je. C’est la race. Vous avouerez qu’ils ne produisent rien. Ils suivent les pionniers dans les pays neufs et leur vendent des vĂȘtements 517/237-238. 21Et il est Ă  peine besoin de prĂ©ciser ce que Jason pense des Noirs Ce qu’il faut Ă  ce pays, c’est de la main-d’Ɠuvre blanche. Qu’on laisse ces sales faineants de nĂšgres crever de faim pendant un an ou deux et ils se rendront compte alors Ă  quel point ils se la coulent douce 516/237.Comme je dis Le seul endroit qui leur conviendrait, c’est les champs oĂč ils seraient obligĂ©s de travailler du lever au coucher du soleil. Ils ne peuvent pas supporter la prospĂ©ritĂ© ou un travail aisĂ©. Un bref contact avec les Blancs, et ils ne valent plus la corde pour les pendre. Ils en arrivent au point que, pour ce qui est du travail, ils peuvent vous mettre dedans sous votre nez, comme Roskus dont la seule erreur fut de se laisser mourir un jour, par inadvertance. Tirer au flanc, voler, vous faire chaque jour des boniments nouveaux jusqu’au moment oĂč il vous faut leur flanquer une volĂ©e de bois vert ou d’autre chose 570/312-313. 146 “[...] on n’est pas nĂ©cessairement humble ni mĂȘme modeste parce qu’on a consenti Ă  la mĂ©diocritĂ©. C ... 22Le Noir, le Juif, l’étranger, l’intellectuel, voilĂ  autant d’avatars de l’Autre honni et dĂ©testĂ©. Selon les recettes Ă©prouvĂ©es de l’intolĂ©rance et du racisme, Jason les fige en catĂ©gories abstraites, les rĂ©duit Ă  des prĂ©dicats immuables les Juifs sont mercantiles et parasites, les Noirs flemmards et chapardeurs, etc. Ainsi prĂ©jugĂ©s de nation, de rĂ©gion, de classe et de race viennent offrir un exutoire au trop-plein de ses aigreurs en mĂȘme temps qu’ils lui permettent de rejoindre l’élite des mĂ©diocres146 ». CosĂŹ fan tutte 23De ces prĂ©jugĂ©s et de ces phobies la misogynie est le complĂ©ment attendu. Jason est aussi sexiste que raciste. Comme sur les Juifs et les Noirs, il a sur les femmes sa provision d’idĂ©es toutes faites et, comme eux, son discours les dĂ©shumanise en les rĂ©duisant Ă  l’animalitĂ© si les Juifs sont des requins 540/270 et les Noirs des singes 572/315, les femmes sont des chiennes 507, 582/223, 329. On notera aussi la maniĂšre dont Jason classe leurs actions et objective leurs comportements. Quoi qu’une femme puisse faire, elle ne peut rien faire qui le puisse surprendre C’est bien ça, les femmes », s’exclame-t-il lorsque le chĂšque de Caddy lui parvient avec six jours de retard 516/236. L’ennui, c’est que les femmes ne soient prĂ©visibles que dans leur imprĂ©visibilitĂ© et qu’il faille sans cesse se rappeler qu’ une femme est capable de tout » 563/303. 24C’est pourquoi la femme est pour Jason l’adversaire par excellence. DĂ©raison faite chair, elle est un dĂ©fi permanent Ă  ses calculs, une menace impossible Ă  conjurer. Ses craintes semblent au demeurant justifiĂ©es Ă  deux reprises il sera flouĂ© par une femme, la premiĂšre fois par Caddy, qui lui fait perdre la situation promise, la deuxiĂšme fois par sa fille Quentin qui, en se sauvant avec l’argent qu’il lui avait si astucieusement et si patiemment volĂ©, rĂ©duira de nouveau ses rĂȘves d’avare Ă  nĂ©ant. 25La misogynie de Jason diffĂšre de celle de Quentin, mais elle naĂźt du mĂȘme soupçon et le conduit pareillement Ă  figer la fĂ©minitĂ© dans l’abstraction d’un stĂ©rĂ©otype. Pour Quentin elle se confondait avec l’idole blanche et muette de la virginitĂ©, mais l’analyse de son monologue nous a dĂ©jĂ  montrĂ© combien il fallait se mĂ©fier de cette image et quels en Ă©taient les troubles dessous. En vĂ©ritĂ©, les propos de Jason ne font que traduire en clair et en vulgaire ce que suggĂ©raient les morbides soupçons de Quentin, Ă  savoir que toutes les femmes sont des putains. Evidence inavouable et inacceptable aux yeux de Quentin, qui s’efforçait de la masquer sous les nobles oripeaux de l’idĂ©alisme courtois. Jason, lui, en prendra allĂšgrement son parti en choisissant pour maĂźtresse une brave fille de putain » 555/291. À faire de la femme une simple commoditĂ© sexuelle, il croit pouvoir en jouir sans risque et d’autant plus sĂ»rement qu’il a pris soin d’établir sa liaison avec Lorraine sur une base exclusivement vĂ©nale. 26Le cynisme que Jason peut si aisĂ©ment mettre en pratique avec sa docile maĂźtresse ne lui sert toutefois Ă  rien lorsqu’il s’agit de Caddy et de sa fille. Celle-ci est l’objet prĂ©fĂ©rĂ© de sa rage et de sa haine, l’argent est son unique objet d’amour. Or, il n’est pas indiffĂ©rent que ces deux passions soient liĂ©es l’une et l’autre Ă  la figure de la sƓur. Caddy joue pour lui le rĂŽle de pourvoyeuse elle l’était dĂ©jĂ , virtuellement, au moment de son mariage puisque celui-ci devait assurer Ă  Jason une position confortable Ă  la banque du beau-frĂšre ; elle l’est, au prĂ©sent, rĂ©ellement, puisque depuis quinze ans il lui vole les deux cents dollars qu’elle envoie chaque mois pour sa fille. En d’autres termes, c’est de Caddy qu’il attend la satisfaction de ses plus chers dĂ©sirs, en quoi il n’est pas sans rappeler Benjy et Quentin. On pourrait dire que chez Jason l’ambivalence de Quentin Ă  l’égard de Caddy, au lieu d’ĂȘtre intĂ©riorisĂ©e, a Ă©tĂ© Ă  la fois dissociĂ©e et dĂ©placĂ©e. Question d’économie. L’hypothĂšse est d’autant plus plausible que le rapport de Jason Ă  sa niĂšce apparaĂźt lui-mĂȘme comme le produit d’un dĂ©placement ou d’un remplacement et que celle-ci en vient presque Ă  occuper dans son monologue la place tenue par Caddy dans les sections prĂ©cĂ©dentes. 27Jason et sa niĂšce deviennent ainsi les doublures de Quentin et de sa sƓur. MalgrĂ© qu’il en ait, Jason est aussi prĂ©occupĂ© par les escapades de sa niĂšce que Quentin l’était par l’inconduite de sa sƓur. Sans doute n’est-ce pas pour les mĂȘmes raisons. Mais entre le sens de l’honneur de Quentin et le souci de respectabilitĂ© de Jason il n’y a qu’une diffĂ©rence de degrĂ©, et ce souci s’affirme avec tant de force et de passion que l’hypocrisie seule ne suffit pas Ă  en rendre compte. Jason, apparemment, se moque du dĂ©vergondage de sa niĂšce Comme je dis elle peut bien coucher nuit et jour avec tout ce qui porte culotte dans la ville, je m’en fous 562/300. 28Mais bientĂŽt la colĂšre l’emporte Ces sacrĂ©s petits godelureaux avec leurs cheveux gommĂ©s, qui se donnent des airs de faire le diable Ă  quatre. Je leur montrerai, moi, ce que c’est que le diable pour de vrai. Je lui ferai croire que sa sacrĂ©e cravate rouge est le cordon des portes de l’enfer s’il se figure qu’il peut aller courir les bois avec ma niĂšce 562/301. 29Comme Quentin, Jason fulmine contre les godelureaux » de la ville et, dĂ©tail rĂ©vĂ©lateur, il les dĂ©signe du mĂȘme terme squirt dans l’original ; cf. section 2, 466/166 C’est pour l’avoir permis Ă  un sale godelureau de la ville que je t’ai giflĂ©e ». Sa fureur fait ici penser au dĂ©pit de son frĂšre Ă  l’époque des premiers rendez-vous amoureux de Caddy. Semblablement, dans la scĂšne qui l’oppose Ă  sa niĂšce au dĂ©but de la section 3 509-515/227-235, sa brutalitĂ© rappelle jusque dans les gestes l’agressivitĂ© de Quentin envers Caddy. En outre, l’attitude de dĂ©fi que prend la niĂšce au cours de cette confrontation ne laisse pas d’évoquer le souvenir de Caddy narguant son frĂšre, et lorsqu’elle menace Jason de dĂ©chirer sa robe, l’on songe aussitĂŽt Ă  la scĂšne prĂšs du ruisseau oĂč la petite Caddy, par bravade, avait enlevĂ© la sienne. Dans les deux scĂšnes il y a provocation dĂ©libĂ©rĂ©e et l’effet produit est chaque fois le mĂȘme l’impudeur fĂ©minine affole Jason comme elle avait effarouchĂ© la pruderie du jeune Quentin, pour l’un et l’autre la chair dĂ©nudĂ©e est scandale. Dans le monologue de Jason, les bois deviennent comme dans l’univers puritain de Hawthorne le lieu secret de la luxure Tu vas te cacher dans les bois avec un de ces sacrĂ©s godelureaux Ă  cheveux gominĂ©s ? C’est lĂ  que tu vas ? » 511/229. Obsession sexuelle et prĂ©jugĂ© racial se conjuguent dans l’image de la prostituĂ©e noire [...] je ne tolĂ©rerai pas qu’un membre de ma famille aille se galvauder comme une vulgaire nĂ©gresse » 515/234. Or, le mĂȘme langage disait dĂ©jĂ  les hantises de Quentin Pourquoi faut-il que tu te conduises comme les nĂ©gresses dans les prĂ©s les fossĂ©s les bois sombres ardentes cachĂ©es furieuses dans les bois sombres » 429/113-114. Tout en faisant mine d’ĂȘtre scandalisĂ© par le maquillage et les dĂ©shabillĂ©s indĂ©cents de sa niĂšce, Jason en est du reste secrĂštement titillĂ© et peu s’en faut qu’il ne cĂšde Ă  ses dĂ©mangaisons lubriques [...] si, dans ma jeunesse, une femme Ă©tait sortie, mĂȘme dans Gayoso ou Beale Street, avec aussi peu de chose sur les jambes et sur le cul, on n’aurait pas tardĂ© Ă  la foutre en prison. Du diable si, Ă  les voir habillĂ©es de la sorte, on ne croirait pas qu’elles ne cherchent qu’à se faire peloter les fesses par tous les hommes qu’elles croisent dans la rue 554/289. 147 John Longley, The Tragic Mask A Study of Faulkner’s Heroes, Chapel Hill, The University of North ... 30Dans la surveillance constante que Jason exerce sur sa niĂšce il y a une part Ă©vidente de voyeurisme voilĂ  qui rappelle encore Benjy et surtout Quentin, et s’il met tant d’obstination et de frĂ©nĂ©sie Ă  la pourchasser lorsqu’elle s’est enfuie avec l’homme-Ă -la-cravate-rouge, ce n’est pas seulement pour reprendre possession de son » argent, mais aussi dans l’espoir de la surprendre en flagrant dĂ©lit sexuel. Comme toute haine, celle qui lie Jason Ă  la fille de Caddy est ambivalente et peut-ĂȘtre n’est-ce pas aller trop loin que d’y voir la manifestation d’une attirance incestueuse profondĂ©ment refoulĂ©e147 ». 31Ces rappels d’images, cette symĂ©trie des comportements, cette analogie des situations rendent certes le contraste entre le passĂ© et le sordide prĂ©sent d’autant plus frappant. La relation Jason-Quentin II nous apparaĂźt comme la cruelle parodie de la relation Quentin-Caddy. A la place des pathĂ©tiques querelles d’enfants et d’adolescents Ă©voquĂ©es dans le monologue de Quentin, nous avons ici des scĂšnes d’une stridente vulgaritĂ© qui donnent la mesure de l’avilissement oĂč est tombĂ©e la famille Compson sous le rĂšgne de Jason. Tout prend dans la troisiĂšme section une couleur plus sinistre. Peut-ĂȘtre aussi une couleur plus vraie, un ton plus franc. Et la vĂ©ritĂ© qui se fait ainsi jour accuse Quentin aussi bien que Jason. AprĂšs tout, l’influence que Quentin a exercĂ©e sur sa sƓur n’a pas Ă©tĂ© moins dĂ©vastatrice que celle de Jason sur sa niĂšce. Sous une forme plus insidieuse, son amour a produit les mĂȘmes effets que la haine. Vous m’avez rendue comme ça », dit la fille de Caddy Ă  Jason, je voudrais ĂȘtre morte. Je voudrais que nous soyons tous morts » 578/324. Chez Caddy il y avait dĂ©jĂ  le mĂȘme dĂ©sespoir, la mĂȘme conscience d’ĂȘtre une fille perdue » 487/196, et au lieu d’invoquer la fatalitĂ©, celle-ci aurait pu Ă©galement accuser Quentin de l’avoir corrompue. Victimes, qui d’un frĂšre jaloux, qui d’un oncle vindicatif, Caddy et sa fille finissent toutes deux par reconnaĂźtre leur visage de damnĂ©es dans le miroir malĂ©fique que leur tendent ces deux juges sans pitiĂ©. Sans doute Quentin et Jason ne sont pas les seuls artisans de leur destin, mais dans leur rĂŽle de persĂ©cuteurs ils contribuent plus efficacement que quiconque Ă  faire d’elles des femmes perdues ». Le romancier, au bout du compte, renvoie les deux frĂšres dos Ă  dos Jason, c’est Quentin le censeur devenu bourreau ; Quentin, c’est Jason avec les alibis de l’idĂ©al et les faux-fuyants de la vertu. La troisiĂšme section n’est pas seulement une grinçante rĂ©pĂ©tition de la seconde ; elle en est aussi la brutale dĂ©mystification. Temps et contretemps 32Egalement incapables de nouer avec autrui des relations qui ne soient rĂ©pressives et destructrices, Jason et Quentin se ressemblent aussi dans leur refus du rĂ©el et dans l’échec auquel les conduit ce refus. Echec qui pour l’un et l’autre est avant tout un Ă©chec Ă  vaincre le temps. À premiĂšre vue, il est vrai, l’attitude que Jason adopte Ă  l’égard du temps peut paraĂźtre plus normale que celle de son frĂšre. Mais s’il ne vit pas dans la hantise constante du passĂ© et n’a que mĂ©pris pour la tradition sudiste, il n’est pas sans mĂ©moire et parmi ses souvenirs, il n’en est pas de plus cuisant que celui de l’outrage » que lui a fait subir Caddy en le privant de la position promise. Dans son monologue les retours en arriĂšre n’occupent pas autant de place que chez Quentin ; il est nĂ©anmoins remarquable que le seul long flashback » qui y apparaisse concerne les retours de sa sƓur Ă  Jefferson 527-530/251-256. La diffĂ©rence entre les deux frĂšres Ă  cet Ă©gard tient essentiellement Ă  ce que, au lieu de ressasser indĂ©finiment ses griefs contre Caddy, Jason s’emploiera activement Ă  obtenir rĂ©paration de l’affront subi. De lĂ  que l’obsession du temps tourne chez lui Ă  l’obsession de l’avenir. Le futur, pour Jason, est l’appel de la vengeance ; il est, Ă  la lettre, ce qui devra lui permettre de rĂ©gler ses comptes avec le passĂ©. 33DĂšs lors, il ne s’agit plus de fuir le temps, mais de le rattraper. Aussi, des incessantes allĂ©es et venues entre le magasin, le bureau du tĂ©lĂ©graphe et son domicile, rapportĂ©es dans la troisiĂšme section, Ă  la folle poursuite de la niĂšce et de l’homme-Ă -la-cravate-rouge dĂ©crite dans la section finale, la vie de Jason n’est-elle qu’une longue et Ă©puisante course contre la montre. L’effet comique produit par le rĂ©cit de ses mĂ©saventures dĂ©rive en grande partie de leur rythme de plus en plus rapide, de plus en plus saccadĂ© on songe Ă  la trĂ©pidation incongrue qui s’empare des acteurs dans les films burlesques des temps du muet ; une lĂ©gĂšre accĂ©lĂ©ration de leurs mouvements suffit Ă  les transformer en pantins gesticulants. Jason semble ĂȘtre de ces pantins-lĂ . Toujours pressĂ©, toujours Ă  courir aprĂšs des trains en marche et continuellement freinĂ© dans sa course par de fĂącheux contretemps manque de chĂšques en blanc, pneus dĂ©gonflĂ©s, maux de tĂȘte, etc. Plus Jason s’affole et s’agite, plus il est en retard. Il n’a jamais le temps d’ĂȘtre Ă  temps. 34Ane trottant derriĂšre sa carotte, Jason est comme Quentin le jouet du temps, mais pour d’autres raisons parce qu’il en a fait une idole, un ersatz d’éternitĂ©. Quentin rĂȘvait d’une Ă©ternitĂ© en quelque sorte verticale qui surplomberait le temps. Celle de Jason, homme de progrĂšs », est un mirage en avant, dans l’axe horizontal de la durĂ©e c’est dans le temps qu’il fuit le temps. 35Evasion illusoire [...] laissez-moi seulement vingt-quatre heures » 582/329, implore-t-il Ă  la fin de son monologue. Ces vingt-quatre heures, c’est ce qui le sĂ©pare de la rĂ©alisation de son rĂȘve d’avare, rĂȘve qui, Ă  tout prendre, n’est pas si Ă©loignĂ© de celui de Quentin. Car l’un et l’autre cherchent Ă  thĂ©sauriser, Ă  mettre quelque chose Ă  l’abri du changement pour l’avoir tout Ă  soi. Pour Quentin, c’est le trĂ©sor » de la virginitĂ© de Caddy qu’il importait de prĂ©server intact ; chez Jason le mĂȘme besoin de sĂ©curitĂ© et de possession se traduira plus prosaĂŻquement par l’amour du dollar et trouvera sa plus juste mĂ©taphore dans le coffre-fort oĂč il enferme l’argent volĂ© Ă  Caddy. Mais Jason va perdre ses Ă©conomies », comme Quentin avait perdu sa sƓur. Ses calculs, ses ruses, ses prĂ©cautions ne le sauvent pas du dĂ©sastre, sa logique se rĂ©vĂšle aussi impuissante Ă  le conjurer que les folles divagations de Quentin. L’imbĂ©cile 148 “Appendice”, p. 465/“Appendix”, p. 420. 36Dans son Appendice » au roman, Faulkner nous dit que Jason est le premier Compson depuis des gĂ©nĂ©rations Ă  ĂȘtre sain d’esprit » et le dĂ©finit par ces trois termes logique, rationnel, maĂźtre de soi148 ». La remarque est Ă©videmment Ă  prendre cum grano salis car tout le discours de Jason sa forme comme son contenu la dĂ©ment. Jason est aussi illogique, aussi irrationnel et aussi peu maĂźtre de soi que Quentin, et ses efforts pour imposer au monde son ordre, loin de le distinguer de ses frĂšres, ne font que confirmer la ressemblance. Sans doute est-ce Ă  une pure et froide rationalitĂ© qu’il aspire Ă  preuve son lĂ©galisme tatillon et son dĂ©sir de rĂ©duire toute relation personnelle Ă  un arrangement commercial. Mais plus encore que par l’imprĂ©visibilitĂ© des ĂȘtres et des Ă©vĂ©nements sa volontĂ© de raison et d’ordre est bafouĂ©e par sa propre dĂ©raison. Et ce n’est pas seulement dans ses dĂ©mĂȘlĂ©s avec sa famille qu’il perd son sang-froid ; mĂȘme en affaires, il se montre incapable de la moindre dĂ©cision rĂ©flĂ©chie. Comme businessman, Jason fait piĂštre figure. Il a beau ĂȘtre cupide et cynique, rien ne lui rĂ©ussit. Comme le lui fait remarquer Job, le vieux Noir employĂ© Ă  la quincaillerie, l’excĂšs mĂȘme de sa mĂ©fiance se retourne contre lui Vous ĂȘtes trop malin pou’ moi. Y’en a pas un dans la ville qui pourrait vous battre pour ce qui est d’ĂȘtre malin. Vous roulez un homme qu’est si malin qu’il ne peut mĂȘme pas se suiv’ lui-mĂȘme, dit-il [...]– Qui ça ? dis-je– Mr. Jason Compson, dit-il [
] » 570/312. 37Ainsi Jason finit par se prendre au piĂšge de sa propre malice. Le rĂ©cit de ses actions confirme tout Ă  fait la rĂ©flexion perspicace du vieux Job. Qu’il s’agisse de spĂ©culations boursiĂšres sur le coton ou de paris sportifs, ses dĂ©cisions, loin d’ĂȘtre calculĂ©es, sont invariablement dictĂ©es par les caprices de son humeur, par la vanitĂ© la plus butĂ©e ou le plus puĂ©ril esprit de contradiction. Trop mĂ©fiant pour croire Ă  la chance, trop impulsif pour se fier au raisonnement, Jason est vouĂ© Ă  perdre Ă  tous les coups. 149 HermĂšs II L’InterfĂ©rence, Paris, Editions de Minuit, 1972, p. 201. 38 Le gĂ©nie », Ă©crit Michel Serres, se reconnaĂźt Ă  ce signe que, chez lui, pullulent, vivants et bien en os, les imbĂ©ciles149 ». Exemples MoliĂšre, Balzac, Flaubert, Faulkner. Le monologue de Jason, c’est d’abord l’autoportrait somptueux, succulent, d’un imbĂ©cile. 150 Le RĂ©el TraitĂ© de l’idiotie, p. 144. 39L’imbĂ©cile n’est pas idiot, loin de lĂ . Son intelligence n’est rien moins qu’inerte et sur ce point nous donnerons raison Ă  ClĂ©ment Rosset contre Michel Serres, lorsqu’il dit de la sottise qu’ elle ne dort jamais150 ». Voyez Jason, comme il se dĂ©pense et se dĂ©mĂšne son intelligence ne cesse d’ĂȘtre en Ă©veil, en alerte, toujours Ă  l’affĂ»t d’une bonne aubaine ou d’un mauvais coup. Soulevez-lui le crĂąne ça bourdonne comme une ruche. Jason a la tĂȘte pleine de pensĂ©es. Seulement il pense faux, il pense tordu et son discours ne nous livre en fin de compte qu’une grotesque parodie de pensĂ©e logique. Quand on est nĂ©e putain on reste putain » la premiĂšre phrase de son soliloque est son premier sophisme, et c’est par des gĂ©nĂ©ralisations-coups de poing de ce type que ses prĂ©jugĂ©s les plus bĂȘtes se feront passer pour des axiomes irrĂ©futables. Inductions spĂ©cieuses, toujours les idĂ©es et les opinions de Jason ne sont rien de plus que les rationalisations grossiĂšres de ses partis pris et de ses rancƓurs. Quand il pense, ce n’est jamais pour comprendre le rĂ©el, mais pour l’escamoter. Il ne raisonne pas, il rationalise ou ratiocine, acharnĂ© Ă  trouver Ă  tout une explication non pas juste mais rassurante. Pourvu que l’inconnu se rĂ©solve dans l’attendu et le convenu, que le complexe soit rĂ©duit au simple, l’autre au mĂȘme. Ce qu’il cherche, c’est le succĂ©danĂ© magique d’un systĂšme logique – un systĂšme qui rendait enfin compte de la vaste et sinistre machination dont il se croit et se veut l’innocente victime. 40Mais pour un paranoĂŻaque, Jason manque singuliĂšrement d’imagination. Non seulement il pense de travers, mais il ne pense jamais seul, il ne cesse de ressasser le dĂ©jĂ -dit. Ses idĂ©es sont toutes de seconde main et l’on sait de quelle friperie elles proviennent. La texture mĂȘme de son discours tĂ©moigne de sa vertigineuse indigence vocabulaire redondant, syntaxe embrouillĂ©e, tics et clichĂ©s. La grammaire de Jason ne vaut guĂšre mieux que sa logique. 41Reste une rhĂ©torique plastronnante, racoleuse, agressive, avec ses aphorismes Ă  quatre sous et son bestiaire de foire. Restent aussi d’heureuses trouvailles, des pointes perfides, des mĂ©chancetĂ©s vraies. On peut en aimer l’ñcre saveur. Mais cette rhĂ©torique de fanfaron masque un langage mort, une pensĂ©e morte et meurtriĂšre. Tout s’y immobilise en une hideuse grimace nous sommes dans un monde ensorcelĂ© d’essences pĂ©trifiĂ©es oĂč une femme est une femme et un Noir un nĂšgre ». Parce que c’est comme ça et pas autrement. 42Qu’y a-t-il derriĂšre cet amoncellement nausĂ©eux de lieux communs, cette dĂ©bauche de pseudo-logique et de tauto-logique ? Une intelligence aux abois, fĂ©brile mais atrophiĂ©e qui, faute de nourritures plus substantielles, se jette avidement sur son pauvre menu de truismes et de sophismes. Le monologue de Jason ? Un sottisier rageur, un dictionnaire d’idĂ©es reçues dĂ©clamĂ© par un boutiquier en colĂšre. Voix du sens commun et de la bĂȘtise commune, captĂ©e par Faulkner avec une dĂ©lectation toute flaubertienne. 43On comprend mal, dĂšs lors, que la critique faulknĂ©rienne s’obstine Ă  dĂ©crire Jason comme un rationaliste », un rĂ©aliste » ou un pragmatiste ». Il n’est rien de tout cela. La raison dont il se rĂ©clame n’est au mieux qu’un garde-fou, une fragile barriĂšre pour le protĂ©ger du monde et de lui-mĂȘme. Que surgisse une difficultĂ©, et la voilĂ  qui vole en Ă©clats. TĂ©moin la poursuite finale de Miss Quentin. AveuglĂ© par la rage, Jason perd alors toute maĂźtrise de soi, abandonne toute prudence et toute mesure, s’agite comme un forcenĂ©. La folie des Compson, qui fait si souvent les frais de ses quolibets, ne l’a visiblement pas Ă©pargnĂ©. Jason lui-mĂȘme en vient Ă  le reconnaĂźtre dans ses rares moments de luciditĂ© Et me voilĂ , sans chapeau, au beau milieu de l’aprĂšs-midi, Ă  fouiller toutes les ruelles Ă©cartĂ©es, et tout ça, pour le bon renom de ma mĂšre [...] J’allai jusqu’à la rue, mais ils avaient disparu. Et j’étais lĂ , sans chapeau, comme si j’étais fou, moi aussi 544/ 289-290. 44La fureur vengeresse de Jason atteindra son paroxysme le dimanche de PĂąques, aprĂšs l’évasion de la niĂšce et la disparition de l’argent du coffre-fort. DĂšs lors Faulkner nous entraĂźne de nouveau dans un univers de dĂ©lire et de dĂ©raison, Ă©tonnamment proche de celui de Quentin. Comme son frĂšre, en effet, Jason se prend Ă  ce point en pitiĂ© et se croit en proie Ă  un si profond malheur qu’il en dramatise l’enjeu et se projette spontanĂ©ment dans des rĂŽles hĂ©roĂŻques. Quentin se voyait comme le dernier chevalier, le dernier champion des dames » et comparait son suicide imminent Ă  la mort sacrificielle du Christ. Semblablement, Jason s’échauffe jusqu’à la mĂ©galomanie. Ses ennemis ne sont plus alors une petite traĂźnĂ©e et un vulgaire comĂ©dien de théùtre ambulant, mais les forces adverses de son destin » 619/384. Et voici Jason Ă  son tour mĂ©tamorphosĂ© en une sorte de PromĂ©thĂ©e au petit pied ou de Satan miltonien au rabais De temps Ă  autre, il passait devant des Ă©glises en bois brut et aux flĂšches de zinc qu’entouraient des voitures attachĂ©es et de vieux tacots, et il lui semblait voir en chacune d’elles un poste d’observation d’oĂč les arriĂšre-gardes de la Circonstance se retournaient pour lui lancer des coups d’Ɠil furtifs. Et merde pour Toi aussi, dit-il. Essaye donc un peu de m’arrĂȘter ! » Il se voyait dĂ©jĂ  arrachant, au besoin, l’Omnipotence de Son TrĂŽne, suivi de son peloton de soldats et du shĂ©rif, menottes aux mains, et il imaginait la lutte des lĂ©gions du ciel et de l’enfer au milieu desquelles il se prĂ©cipitait pour apprĂ©hender enfin sa niĂšce fugitive 618-619/382. 151 Comme le note Duncan Aswell, la scĂšne avec le vieillard “aurait pu sortir tout droit de la journĂ©e ... 45Le retour au rĂ©el se fera par l’expĂ©rience cuisante de l’humiliation physique. LĂ  encore le rapprochement avec la deuxiĂšme section s’impose. La bagarre de Jason avec le vieillard de Mottson, qui clĂŽt la chasse Ă  la niĂšce, est un singulier pendant Ă  la rixe Quentin-Bland Quentin avait essayĂ© de frapper Bland pour venger l’honneur fĂ©minin, Jason s’en prend tout aussi absurdement Ă  un vieil homme qu’il ne connaĂźt pas et qui n’en peut mais, pour empĂȘcher le monde entier » 621/385 de dĂ©couvrir son infortune151. Dans les deux scĂšnes il se produit une sorte de quiproquo, de mĂ©prise tragi-comique, la personne agressĂ©e Ă©tant chaque fois le substitut de l’adversaire rĂ©el hors de portĂ©e. L’on voit que, si Jason n’est pas aussi donquichottesque que son frĂšre, les Ă©garements de sa colĂšre le conduisent pareillement Ă  se battre contre des moulins Ă  vent. Sa bagarre, comme celles de Quentin, n’est qu’un lamentable simulacre, une scĂšne de shadow boxing » qui s’achĂšve dans la dĂ©rision Jason s’écroule et se cogne la tĂȘte contre un rail avant que le petit homme furieux au couperet ait eu le temps de l’approcher. Plusieurs autres dĂ©tails de la scĂšne accentuent encore l’ironie des ressemblances les rĂ©fĂ©rences parallĂšles au saignement 492/203-204 ; 623/388 et, suggĂ©rant directement la comparaison avec Quentin, les questions du tĂ©moin de l’incident, qui croit avoir assistĂ© Ă  une tentative de suicide 623/388 et demande Ă  Jason si la fille qu’il recherche n’est pas sa sƓur 623/389. La suprĂȘme ironie est cependant que Jason, au terme de sa poursuite, se trouve Ă  son tour en posture de victime, si dĂ©semparĂ©, si misĂ©rable que sa faiblesse Ă©voque non seulement la pathĂ©tique impuissance de Quentin, mais aussi l’état d’extrĂȘme abjection de Benjy. A la fin Jason n’est plus qu’un pantin aux ressorts cassĂ©s. Les derniĂšres scĂšnes nous montrent un homme prostrĂ©, annihilĂ© par l’humiliation de sa dĂ©faite Il resta un moment assis. Il entendit une horloge sonner la demie, puis des gens commencĂšrent Ă  passer, endimanchĂ©s et vĂȘtus de leurs costumes de PĂąques. Les uns le regardaient en passant, regardaient cet homme assis tranquillement derriĂšre le volant d’une petite auto, avec sa vie invisible, dĂ©vidĂ©e autour de lui comme une vieille chaussette 624/391. 46A travers l’échec de Jason, Faulkner finit par faire triompher une maniĂšre de justice poĂ©tique. Situations et rĂŽles se renversent selon les jeux de bascule du théùtre comique l’histoire de Jason est l’histoire du voleur volĂ©, du persĂ©cuteur persĂ©cutĂ©, du bourreau transformĂ© en victime. Comme au spectacle de marionnettes, l’on serait tentĂ© d’applaudir au chĂątiment du mĂ©chant si le romancier n’avait entre-temps changĂ© d’attitude vis-Ă -vis de son personnage. Le Jason qu’on vient de voir, seul et abandonnĂ©, affalĂ© derriĂšre le volant de sa petite auto, ne fait plus rire. Ce qui transparaĂźt soudain derriĂšre sa figure de vaincu, c’est l’archĂ©type faulknĂ©rien de l’homme aux outrages. Non que Jason nous soit devenu brusquement sympathique, mais le mĂ©pris dont il a Ă©tĂ© accablĂ© tout au long du roman le cĂšde ici furtivement Ă  ce respect mĂȘlĂ© de pitiĂ© que Faulkner eut l’élĂ©gance d’accorder Ă  chacune de ses crĂ©atures, fussent-elles aussi viles que Popeye, Flem Snopes et Jason, quand arrive l’heure de la plus grande solitude ou s’approche l’échĂ©ance de la mort. 47L’imbĂ©cile, selon l’étymologie du terme, est d’abord un faible et c’est la faiblesse de Jason que nous rĂ©vĂšle la scĂšne de sa dĂ©faite. VoilĂ  le monstre dĂ©masquĂ©, la marionnette dĂ©montĂ©e. Ses dĂ©risoires secrets ont Ă©tĂ© Ă©ventĂ©s et pourtant l’énigme du mal qu’il est censĂ© incarner dans le roman reste entiĂšre. Car ce bourreau est aussi une victime et l’on ne peut lui faire porter l’entiĂšre responsabilitĂ© de ses mĂ©faits. Jason est pourri jusqu’à la moelle, mais la corruption qui est en lui ne vient pas seulement de lui et elle n’est pas non plus l’effet d’une tĂ©nĂ©breuse fatalitĂ©. La vĂ©ritĂ© du personnage est ailleurs. Le petit bourgeois 48Faut-il en chercher la clef dans la sociĂ©tĂ© sudiste des annĂ©es vingt et trente ? On ne peut en tout cas nĂ©gliger la dimension proprement sociologique du personnage. 49La critique faulknĂ©rienne n’a pas tardĂ© Ă  s’apercevoir que le mouvement gĂ©nĂ©ral de Le Bruit et la fureur Ă©tait un mouvement d’expansion et d’ouverture, que d’une section Ă  l’autre le centre de gravitĂ© se dĂ©plaçait progressivement du privĂ© au public, de l’individuel au social. Encore que le monologue de Jason soit en un sens aussi fermĂ© » que ceux de ses frĂšres, et son point de vue aussi Ă©troitement subjectif que celui de Quentin, il invite en effet le lecteur Ă  porter son regard au-delĂ  de la famille Compson et lui permet ainsi de situer son drame dans un contexte plus large, de dĂ©couvrir qu’à nous parler des Compson, Faulkner ne cesse de nous parler du Sud, et que l’autre scĂšne » du théùtre familial, c’est aussi l’inconscient social. 50Or, cet inconscient-lĂ  se manifeste en premier lieu par ses effets de langage, et rien n’est plus remarquable que la maniĂšre dont le social sature le discours de Jason. On remarquera d’abord qu’il est le seul Compson Ă  parler l’idiome de sa rĂ©gion, le seul Ă  s’exprimer dans la langue populaire, et l’on notera Ă©galement qu’il est le seul qui soit Ă  la recherche d’une identitĂ© sociale. Il n’est pas coupĂ© du monde comme le sont ses frĂšres, il tente de s’y affirmer, de s’y faire une place [...] j’ai une position dans cette ville » 515/234, dit-il Ă  sa niĂšce, et on le voit faire des efforts dĂ©sespĂ©rĂ©s pour sauver la façade, pour empĂȘcher que le nom de sa famille ne soit totalement discrĂ©ditĂ© aux yeux de l’opinion. Sans y rĂ©ussir ses concitoyens ne l’estiment guĂšre et la communautĂ© de Jefferson ne semble le tolĂ©rer qu’en raison de la place respectable que sa famille y a autrefois tenue. 152 Voir “Appendice”, p. 645/“Appendix”, p. 420. 51Jason est Ă  vrai dire trop marginal, trop excentrique pour qu’on puisse le considĂ©rer comme typique. Il n’en demeure pas moins qu’à travers les grossissements et les distorsions de la satire son portrait nous rĂ©vĂšle nombre de traits associĂ©s Ă  la mentalitĂ© sudiste. Mais Ă  quel Sud Jason appartient-il, l’Ancien ou le Nouveau, celui des Sartoris ou celui des Snopes ? Il ne suffit assurĂ©ment pas de dire que Jason est un Snopes avant la lettre. Certes, il a reniĂ© toute allĂ©geance aux traditions de sa famille et de sa communautĂ© et se fĂ©licite cyniquement d’ĂȘtre sans conscience morale ; sa cupiditĂ©, sa malhonnĂȘtetĂ©, sa bassesse ne le cĂšdent en rien Ă  celles de Flem Snopes. Aussi, dans une sociĂ©tĂ© qui tient ces tares pour vertus, Jason est-il le seul Compson Ă  pouvoir survivre. Mais voilĂ  qui le distingue dĂ©jĂ  de Flem il parvient Ă  survivre, il ne fait pas fortune. Selon Faulkner152, Jason Ă©tait le seul de sa famille Ă  savoir se mesurer avec les Snopes sur leur propre terrain. En fait, il n’est cependant pas de taille Ă  lutter avec Flem, et dans Le Domaine celui-ci n’aura pas plus de mal Ă  le gruger que les autres citoyens de Jefferson. 52Ce qui manque Ă  Jason, c’est la patiente roublardise et la froide dĂ©termination qui feront le succĂšs de Flem. On peut le considĂ©rer Ă  la rigueur comme la conscience et la voix du snopesisme, mais il ne nous donne qu’une piĂštre image du snopesisme en acte. La raison en est peut-ĂȘtre que sa rapacitĂ© est d’un autre ordre. Les Snopes ont les appĂ©tits voraces et les ambitions vulgaires d’un paysan parvenu et leur ascension est aussi irrĂ©sistible qu’une catastrophe naturelle. Jason, en revanche, dernier survivant d’une famille bourgeoise dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©e, est pris dans les contradictions paralysantes de son hĂ©ritage. 53On ne saurait donc confondre Jason avec la classe montante des Snopes, non plus qu’on ne peut l’identifier entiĂšrement avec sa classe d’origine, la classe dĂ©sormais moribonde des Sartoris et des Compson. Jason lui-mĂȘme ne sait pas trĂšs bien quel est son statut social et change d’allĂ©geance selon l’humeur et les circonstances. TantĂŽt il prend le parti des pauvres fermiers des collines, tantĂŽt il les maudit ou dĂ©nonce leur coupable imprĂ©voyance ; tantĂŽt il raille les prĂ©tentions sociales de sa famille, tantĂŽt il se fait le farouche dĂ©fenseur de l’honneur des Compson. Il est vrai que Jason se sent plus proche des Bascomb, de la famille petite-bourgeoise de sa mĂšre que des aristocratiques Compson, mais le prestigieux passĂ© de ceux-ci n’est certainement pas Ă©tranger Ă  ses hantises. Le terme qui, socialement, le dĂ©finit sans doute le mieux est celui de dĂ©classĂ©. De ce dĂ©classement Jason semble avoir vivement conscience son amertume, son ressentiment y trouvent un aliment inĂ©puisable. 54A travers Jason, Faulkner a tracĂ© le portrait d’un petit bourgeois aigri, et il a fait de lui le porte-parole Ă©loquent de tous les laissĂ©s pour compte de la nouvelle sociĂ©tĂ© sudiste des annĂ©es vingt patriciens dĂ©chus, petits commerçants besogneux, rednecks Ă©crasĂ©s de dettes, tous ceux que les vicissitudes de l’économie avaient condamnĂ© Ă  croupir dans la gĂȘne et la mĂ©diocritĂ©. C’est de ce semi-prolĂ©tariat rural de petits Blancs » que Jason est le reprĂ©sentant, et son monologue en distille Ă  merveille les aigreurs et les rancunes. 55Comme tous les ratĂ©s, Jason se croit victime d’un sort injuste qui l’a privĂ© de son dĂ». DĂ©tail remarquable les rares fois qu’il passe du je au nous, c’est pour exprimer une sorte de solidaritĂ© rageuse et apitoyĂ©e avec ses anonymes compagnons d’infortune Je ne vois pas comment une ville pas plus grande que New York peut renfermer assez de gens pour soutirer leur argent Ă  des pauvres poires comme nous us country suckers 555/291-292. 56Mais cette prise de conscience d’un sort partagĂ© n’implique aucune solidaritĂ© rĂ©elle. Pour s’en sortir, Jason ne compte que sur lui-mĂȘme. En bon AmĂ©ricain et en bon Sudiste, il surcompense son sentiment d’impuissance par un farouche individualisme Du reste comme je dis, je n’ai pas besoin qu’on m’aide pour faire mon chemin. Je sais me tenir sur mes jambes, comme je l’ai toujours fait 530-531/256. 57Les claironnantes affirmations d’indĂ©pendance de Jason sonnent comme un rappel ironique de la lĂ©gendaire fiertĂ© des hommes de la FrontiĂšre », dont il est le descendant, et l’on serait presque tentĂ© d’y voir une discrĂšte parodie de la self-reliance » cĂ©lĂ©brĂ©e par Emerson. On sait ce que vaut cet individualisme-lĂ  il n’est que le masque et l’alibi du conformisme. 153 Voir “The Pseudo-Conservative Revolt – 1954”, in The Paranoid Style in American Politics and Other ... 58MĂ©fiance et intolĂ©rance parachĂšvent le portrait. XĂ©nophobie, antisĂ©mitisme, anti-intellectualisme, mysogynie c’est dans ces formes de haine sanctionnĂ©es et encouragĂ©es par le consensus social que se fixe et se durcit en dernier ressort l’animositĂ© nĂ©e de la frustration. On n’aura pas manquĂ© de reconnaĂźtre les implications politiques de cette agressivitĂ© dĂ©sormais canalisĂ©e Jason et ses pareils sont de l’étoffe dont, en pĂ©riode de crise, on fait des fascistes. Mais ne confondons pas ultra-droite et conservatisme. Jason n’est pas un conservateur, un nostalgique du passĂ©, un dĂ©fenseur des traditions du Sud ; il ressemble plutĂŽt au pseudo-conservateur » tel que l’a dĂ©fini l’historien Richard Hofstadter153 appliquĂ© Ă  donner de lui-mĂȘme l’image rassurante de l’homme d’affaires industrieux, du fils dĂ©fĂ©rent et du chef de famille responsable, Jason adopte les valeurs traditionnelles pour tout ce qui touche Ă  son personnage public. Et pas seulement par hypocrisie son monologue nous montre qu’il prend ces rĂŽles tout Ă  fait au sĂ©rieux. Mais la violence de ses Ă©clats et de ses foucades ne cesse de fissurer ce vernis de respectabilitĂ©. Le pseudo-conservateur » est un homme divisĂ© la rigueur de son conformisme est contredite par une haine virulente, irraisonnĂ©e, voire inconsciente de l’ordre Ă©tabli. ColĂšre, peur, inquiĂ©tude, mĂ©fiance paranoĂŻde, prĂ©jugĂ©s ethniques et obsession du statut social, parmi les caractĂ©ristiques du pseudo-conservatisme qu’énumĂšre Hofstadter, il n’en est pas une seule qui ne vaille pour Jason. 59Faulkner n’avait pas d’ambitions sociologiques lorsqu’il composa Le Bruit et la fureur, mais l’on peut dire qu’il avait dĂšs ce moment-lĂ  – plus qu’aucun de ses contemporains – l’imagination sociologique et historique qui sait recrĂ©er et rĂ©vĂ©ler l’esprit d’un temps et d’un lieu. Les petits bourgeois bĂȘtes et mĂ©chants Ă  la Jason ne sont certes ni d’un seul pays ni d’un seul temps. Mais il serait vain de nier qu’ils trouvĂšrent dans le Sud de la premiĂšre moitiĂ© du vingtiĂšme siĂšcle une terre d’élection oĂč leur virulente sottise pouvait sĂ©vir plus impunĂ©ment qu’ailleurs, et de ce Sud-lĂ , Faulkner nous a donnĂ© Ă  travers Jason l’un des portraits le plus implacablement justes et le plus fĂ©rocement comiques. 154 FAU, p. 29/FIU, p. 17. 60 Il y a trop de Jasons dans le Sud qui peuvent rĂ©ussir, exactement comme il y a trop de Quentins dans le Sud qui sont trop sensibles pour affronter la rĂ©alitĂ©154 » cette remarque du romancier confirme, s’il en Ă©tait besoin, la valeur reprĂ©sentative qu’il assignait Ă  ces deux personnages, et elle indique aussi leurs fonctions complĂ©mentaires dans le roman. Le plus souvent cette complĂ©mentaritĂ© a Ă©tĂ© interprĂ©tĂ©e dans une perspective Ă  la fois symbolique et historique l’effondrement de Quentin reprĂ©senterait la faillite de vieilles traditions sudistes, Jason serait le sinistre prophĂšte de l’ñge nouveau. Chacun d’eux symboliserait donc une phase dans le processus de dĂ©clin que Faulkner a dramatisĂ© Ă  travers l’histoire des Compson. Aussi sĂ©duisante soit-elle, cette lecture allĂ©gorisante ne convainc qu’à moitiĂ©. À trop durcir les oppositions, elle tend Ă  faire oublier ce qu’il y a de presque organique dans la complĂ©mentaritĂ© de ces deux figures. Comme nous l’avons soulignĂ© Ă  plusieurs reprises au cours de ce chapitre, Quentin et Jason sont plus profondĂ©ment frĂšres » qu’on ne l’a gĂ©nĂ©ralement reconnu. FrĂšres ennemis sans doute, mais les ressemblances sont si troublantes que leurs monologues semblent devoir ĂȘtre lus comme les deux versions d’un mĂȘme texte ou deux interprĂ©tations diffĂ©rentes d’une mĂȘme piĂšce. L’enjeu de la piĂšce est la perte. Cette perte peut s’entendre en termes socio-historiques perte par une classe dominante de son statut et de ses privilĂšges ; dĂ©classement, dĂ©clin, dĂ©composition. Mais perte d’abord vĂ©cue dans sa chair par chacun des protagonistes du roman perte d’amour par perte de soi, perte de soi par perte d’amour. Benjy, l’idiot dĂ©possĂ©dĂ© au seuil de l’Ɠuvre, reprĂ©sente cette perte sous sa forme la plus Ă©lĂ©mentaire et la plus nue. En Quentin et en Jason elle devient ce qu’en termes religieux on appellerait perdition, ruine de l’ñme, ou ce que la vulgate marxiste dĂ©signerait sous le concept d’aliĂ©nation, expropriation de soi. Tous deux se perdent pour n’avoir pas su assumer la perte. A Quentin comme Ă  Jason il aura manquĂ© le courage d’entreprendre le nĂ©cessaire trajet qui conduit de l’innocence Ă  l’expĂ©rience, du moi Ă  l’autre et Ă  l’Autre. En quoi ils sont vouĂ©s Ă  rester, comme leur frĂšre dĂ©bile, des demeurĂ©s. Seuls les destins des deux frĂšres sont vraiment disjoints. Le premier perd sa vie, le second son Ăąme. Jason survit - dĂ©risoire triomphe de l’ endurance » faulknĂ©rienne.
CettemosquĂ©e aujourd’hui dĂ©saffectĂ©e a Ă©tĂ© remplacĂ©e par un Ă©difice en bĂ©ton dotĂ© de panneaux solaires et situĂ© sur le sol ferme et non plus sur la roche granitique. Elle ne dĂ©semplit pas car son accĂšs est aisĂ©. On ne s’essouffle pas pour y parvenir. MĂȘme les plus rĂ©fractaires Ă  la marche Ă  pied s’y rendent. Le gĂ©nĂ©rique est tournĂ© comme un film de vacances amateur. Les filles sourient. La tour Eiffel scintille. April March reprend Le temps de l’amour »  Jusqu’à ce que la musique se distorde et qu’entre les visages radieux apparaissent des scĂšnes de crime effroyables. Disponible sur Netflix, le documentaire Les Femmes et l’assassin » revient sur la traque et le procĂšs du tueur en sĂ©rie Guy Georges, actif pendant les annĂ©es 1990 en France et condamnĂ© pour le meurtre de 7 jeunes femmes Ă  la rĂ©clusion criminelle Ă  perpĂ©tuitĂ© assortie d’une pĂ©riode de sĂ»retĂ© de 22 ans. Par le rĂ©cit de cinq femmes, concernĂ©es Ă  diffĂ©rents titres par l’histoire, on replonge dans l’horreur. Je reçois un coup de couteau dans le ventre. » Anne Gautier, la mĂšre d’HĂ©lĂšne Frinking, violĂ©e et assassinĂ©e par Guy Georges, a mal dormi la nuit oĂč sa fille a perdu la vie, le 8 juillet 1995. Quand elle se dĂ©cide Ă  l’appeler, Ă  8h30, un homme dĂ©croche. Elle pense s’ĂȘtre trompĂ©e, raccroche et compose de nouveau le numĂ©ro de tĂ©lĂ©phone. Au bout du fil, la mĂȘme voix, celle d’un pompier, lui rĂ©pond. Non madame, je ne peux pas vous la passer. » Elle raconte l’acharnement avec lequel elle a traquĂ© le meurtrier et comment elle a surmontĂ© cette impossible Ă©preuve, correspondant notamment avec le meurtrier de sa fille. Des extraits de ces lettres apparaissent Ă  l’écran. Troublant. Il faut avoir l’ordure qui a fait ça. » Quand Martine Monteil prend la direction de la Brigade criminelle en 1996, c’est la premiĂšre fois qu’une femme est nommĂ©e Ă  la tĂȘte du 36, quai des OrfĂšvres. Elle est immĂ©diatement alertĂ©e sur ces meurtres. Deux dossiers se dĂ©tachent et prĂ©sentent des similitudes. Parmi les Ă©lĂ©ments dont les enquĂȘteurs disposent la marque de pied ensanglantĂ©e que le tueur a laissĂ©e prĂšs du lit d’une des victimes ou encore le portrait-robot rĂ©alisĂ© avec l’aide d’une des jeunes femmes qui a rĂ©ussi Ă  s’échapper. C’est insuffisant. GrĂące au sperme retrouvĂ© sur les corps, la Crim’ dispose bien de l’ADN du coupable mais elle est inexploitable. En France, Ă  l’époque, aucun fichier ne regroupe les prĂ©lĂšvements. Avec l’aide du docteur Pascal, spĂ©cialiste dans ce domaine, elle parvient nĂ©anmoins Ă  identifier Guy Georges. Si une porte met 15 secondes Ă  se refermer, quelqu’un peut s’engouffrer derriĂšre toi. » Patricia Tourancheau, journaliste faits-diversiĂšre, revient sur le vent de panique qui s’est emparĂ© de la capitale quand la mĂšre d’HĂ©lĂšne a rĂ©vĂ©lĂ© l’existence du tueur en sĂ©rie dans les mĂ©dias, aprĂšs qu’il a fait deux nouvelles victimes. Cette peur, on l’éprouve encore devant les images d’archives en noir et blanc oĂč les mares de sang s’étalent en larges taches Georges aprĂšs son arrestation. Capture d'Ă©cran Youtube Le problĂšme, c’est que ce n’est pas un monstre. C’est un homme » AprĂšs l’arrestation de Guy Georges, prĂšs de la station de mĂ©tro Blanche, le 26 mars 1998, le procĂšs se prĂ©pare. Solange Doumic, avocate de la famille d’une des victimes, entend arracher des aveux au meurtrier. S’il n’existe aucun doute pour les scĂšnes de crime oĂč son ADN a Ă©tĂ© retrouvĂ©e, elle espĂšre lui faire avouer les autres car, elle le sait, les jurĂ©s sont influençables ». ÂgĂ©e de 31 ans, elle pousse Guy Georges dans ses retranchements, le coince dans ses propres contradictions et fait tomber le masque devant un tribunal pĂ©trifiĂ©. Ça n’est que douleur et gĂąchis » FrĂ©dĂ©rique Pons, avocate de Guy Georges, rappelle que prendre une femme dans un procĂšs pour viol, c’est le ». Si, le 19 mars 2001, quand s’ouvre le procĂšs aux assises, Alex Ursulet, son ex-mari, assure qu’il va prouver l’innocence de son client, elle change de stratĂ©gie aprĂšs les aveux du tueur, qui la bouleversent. Les choses ne se sont passĂ©es comme elle l’avait prĂ©vue mais elle a plaidĂ©. Elle a dĂ©fendu l’indĂ©fendable, estimant, au vu de l’histoire difficile de son client, qu’ on ne naĂźt pas psychopathe, on le devient ».LA NOTE DE LA RÉDACTION 3,5/5 Les Femmes et l’assassin », documentaire de Mona Achache et Patricia Tourancheau, disponible sur Netflix 1h32.
LeurOS, mĂȘme avec Wizz, ca sent le rĂ©chauffĂ© et un mix entre symbian, androit et iPhone. Pour le coup je suis dĂ©cu et ne comprend pas pourquoi Sam’ s’obstine Ă  sortir un OS dans son coin, surtout quand on voit le rĂ©sultat final RĂ©pondre. Gaga971. 14 fĂ©vrier 2010 at 22:11 . Ca Ă  l’air un peu plus fluide qu’Android ce BadaOS. NĂ©anmoins je
8 janvier 2017Accueil, Outils & Ressources 142 494 vues Imprimer Mise Ă  jour juillet 2022 Le 1er juillet 2022, Marion Cuerq lance un nouveau financement participatif pour la rĂ©alisation de la suite du film MĂȘme qu'on naĂźt imbattables ! La rĂ©colte de fonds dure 43 jours. Plus que jamais, j’ai trĂšs à cƓur de rendre accessible et lisible la culture suédoise de l’enfance dans laquelle j’ai Ă©voluĂ© pendant 10 ans, cet antre de la dignité des plus petits, qui j’en suis sûre, n’a pas fini de nous émouvoir comme de nous inspirer
 » Suivre l'actualitĂ© de ce projet sur la page Facebook DĂ©couvrir le teaser MĂȘme qu'on naĂźt imbattables !, de Marion Cuerq et Elsa Moley DĂ©couvrez la bande-annonce du film sur le site GrĂące Ă  une collecte de fonds rĂ©ussie, le film est maintenant terminĂ©. Olivier Maurel "A l'Ăąge de seize ans dĂ©jĂ , Ă  la fin d'une de mes confĂ©rences, Marion Cuerq m'apportait mon livre La FessĂ©e Ă  dĂ©dicacer. Elle l'avait lu et relu. A vingt et un ans, elle rĂ©alisait et confiait Ă  l'OVEO son beau film Si j'aurais su... je serais nĂ© en SuĂšde ! pour nous montrer un pays d'oĂč la fessĂ©e est bannie. Et maintenant, elle nous annonce un nouveau film. Marion a de la suite dans les idĂ©es, elle en a aussi dans les images, et beaucoup de talent. On peut lui faire entiĂšrement confiance. N'hĂ©sitez pas Ă  soutenir la rĂ©alisation de son film en apportant votre aide, et devenez, comme l'OVEO, coproducteurs." Des personnes ne souhaitant plus apparaĂźtre dans le film Si j'aurais su... je serais nĂ© en SuĂšde !, celui-ci n'est dĂ©sormais plus disponible au visionnage, mais la suite nous promet de belles Ă©motions. Vous pouvez suivre Marion et partager vos impressions sur sa page Facebook. Pour faire connaĂźtre le travail de Marion Cuerq et le site de l'OVEO, vous pouvez nous commander le petit tract et la carte postale disponibles sur la page Tracts et affiches. Pour toute question concernant les films eux-mĂȘmes, contacter directement Marion. A propos du premier film de Marion Cuerq, Si j'aurais su... je serais nĂ© en SuĂšde ! Il faut savoir que Marion Cuerq avait 21 ans lorsqu'elle a commencĂ© Ă  tourner ce film1, qu'avant cela elle n'avait jamais touchĂ© Ă  la vidĂ©o ni filmĂ© ni montĂ© de film, que son budget et son matĂ©riel Ă©taient trĂšs limitĂ©s. Elle demandait qu'on ne regarde pas son film comme celui d'un professionnel, mais il se dĂ©fendait pourtant trĂšs bien ! Ce que Marion a voulu montrer, c'est combien il fait bon grandir en SuĂšde, que les enfants y sont bien traitĂ©s et que cela fonctionne. "En tout cas, Ă©crit-elle, j'y ai mis toute mon Ă©nergie, toutes mes tripes et j'ai littĂ©ralement tout donnĂ© pendant ces deux ans !!" Ce film a Ă©tĂ© un instrument important pour faire connaĂźtre la maniĂšre dont les enfants sont pris en considĂ©ration en SuĂšde et pour faire comprendre que la France doit elle aussi, le plus tĂŽt possible, adopter une loi qui interdise toute forme de violence Ă  l'Ă©gard des enfants. A la suite de la soirĂ©e Thema Au pays de la fessĂ©e interdite... A lire Ă©galement l'interview de Marion sur oĂč on peut voir la bande-annonce du film. [↩]
Un financement participatif que l’on souhaite vous partager pour la suite du film « MĂȘme qu’on naĂźt imbattables ! » Si vous ĂȘtes curieux, que ce film vous a plu, que vous souhaitez contribuer alors n’hĂ©sitez pas âŹ‡ïž

slide 1 1 MOHAMMED KHAÏR-EDDINE IL ÉTAIT UNE FOIS UN VIEUX COUPLE HEUREUX RĂ©cit ÉDITIONS DU SEUIL 27 rue Jacob Paris V ieslide 2 2 Qu’y a-t-il de plus fascinant et de plus inquiĂ©tant que des ruines rĂ©centes qui furent des demeures qu’on avait connues au temps oĂč la vallĂ©e vivait au rythme des saisons du labeur des hommes qui ne nĂ©gligeaient pas la moindre parcelle de terre pour assurer leur subsistance Ces maisons de pierre sĂšche bĂąties sur le flanc du roc Ă  quelques mĂštres seulement au-dessus de la vallĂ©e ne sont plus qu’un triste amas de dĂ©combres domaine incontestĂ© des reptiles des arachnides des rongeurs et des myriapodes. Le hĂ©risson y trouve ses proies mais il n’y gĂźte pas. Il y vient seulement chasser la nuit quand un clair de lune blafard fait surgir çà et lĂ  des formes furtives qu’on confondrait assurĂ©ment avec les anciens habitants des lieux disparus depuis longtemps peut-ĂȘtre au moment mĂȘme oĂč de nouveaux Ă©difices poussaient dans la vallĂ©e villas somptueuses palais et complexes ultramodernes copies conformes des bĂątiments riches et ostentatoires des grandes mĂ©gapoles du Nord. Une de ces ruines dresse des pans de murs difformes par-dessus un buisson touffus de ronces et de nopals et quelques amandiers vieux et squelettiques. Elle avait Ă©tĂ© la demeure d’un couple ĂągĂ© sans descendance qui n’attirait guĂšre l’attention car il vivait en silence presque en secret au milieu des familles nombreuses et bruyantes. L’homme avait longtemps sillonnĂ© le Nord et mĂȘme une partie de l’Europe disait-on Ă  la recherche d’une hypothĂ©tique fortune qu’il n’avait pas trouvĂ©e. Un sobriquet lui Ă©tait restĂ© de cette longue absence BouchaĂŻb car il avait dĂ» travailler Ă  Mazagan 1 . De la femme on savait peu de choses sinon qu’elle venait d’un village lointain d’une autre montagne sans doute. Depuis son retour au pays BouchaĂŻb n’était plus tentĂ© par le Nord. Il ne voyageait plus que pour se rendre Ă  tel ou tel moussem annuel comme celui de Sidi Hmad Ou Moussa... et il ne ratait jamais le souk hebdomadaire oĂč il allait Ă  dos d’ñne tous les mercredis. Un Ăąne timide et bien mieux traitĂ© que les baudets de la rĂ©gion. Il n’était jamais puni. Son maĂźtre y tenait comme Ă  un enfant et il le disait crĂ»ment aux persĂ©cuteurs des bĂȘtes. Ce gentil Ă©quidĂ© en imposait aux autres Ăąnes qu’il savait mettre au pas si nĂ©cessaire durant les battages de juin lors desquels on assistait Ă  des bagarres mĂ©morables entre animaux rendus fous par les grosses chaleurs ou par le rut que favorisait le nombre. BouchaĂŻb Ă©tait un fin lettrĂ©. Il possĂ©dait des vieux manuscrits relatifs Ă  la rĂ©gion et bien d’autres grimoires inaccessibles Ă  l’homme ordinaire. Il frĂ©quentait assidĂ»ment la mosquĂ©e ne ratait pas une seule priĂšre il Ă©tait aux yeux de tous un croyant exemplaire qui devrait nĂ©cessairement trouver sa place au Paradis. Il tenait la comptabilitĂ© de la mosquĂ©e sur un cahier d’écolier vert. Les biens de la mosquĂ©e Ă  savoir les rĂ©coltes allaient au fqih en exercice qui en Ă©tait le lĂ©gitime propriĂ©taire. À la communautĂ© de semer labourer etc. tout revenait Ă  l’imam en temps voulu. BouchaĂŻb qui Ă©tait un Anflouss 2 veillait au grain rien ne pouvait tromper sa perspicacitĂ©. Il Ă©tait l’écrivain public par excellence. Il rĂ©digeait les lettres qu’on envoyait aux siens par le truchement d’un voyageur plutĂŽt que par la poste. Il expliquait les rĂ©ponses et donnait des conseils aux indĂ©cis. Il vivait comme il l’entendait aprĂšs les vagabondages de jeunesse dont il Ă©vitait de parler. Le souvenir de cette existence d’errances et de dangers avait fini par dĂ©serter sa mĂ©moire. D’aucuns murmuraient qu’il avait Ă©tĂ© en prison dans le Nord Il a fait de la taule ce gaillard devenu un saint dans sa vieillesse » disaient-ils. Il a mĂȘme Ă©tĂ© soldat quelque part ajoutaient les plus finauds si c’est ça que vous appelez faire de la taule. Mais il a dĂ©sertĂ© car il trouvait ce mĂ©tier pĂ©nible et dangereux. » Rien de tout cela n’était tout Ă  fait juste seul le vieux BouchaĂŻb dĂ©tenait le secret de sa jeunesse enfuie. Cependant comme il fallait donner un sens Ă  tout certains n’hĂ©sitaient pas Ă  broder des histoires qui n’en collaient pas moins durablement au person- nage visĂ©. On ne pouvait pas se dĂ©faire d’un passĂ© peu glorieux ni des mensonges colportĂ©s par des gens de mauvaise foi. Mais peu lui importait ce qu’on disait de lui BouchaĂŻb n’accordait aucun crĂ©dit aux ragots qu’il savait ĂȘtre la seule arme des ratĂ©s. Il avait une Ă©choppe Ă  Mazagan. Il l’avait donnĂ©e en gĂ©rance Ă  un garçon d’un autre canton qui lui envoyait rĂ©guliĂšrement un mandat de quoi vivre Ă  l’aise dans ces confins oĂč l’on pouvait se contenter de peu. Ainsi le vieux couple mangeait-il de la viande plusieurs fois 1 - El-Jadida. 2 - Policier de 3 3 par mois. Des tagines prĂ©parĂ©s par la vieille qui s’y connaissait. Cela donnait lieu Ă  un rituel extrĂȘmement prĂ©cis. Seul le chat de la maison y assistait car il Ă©tait tout aussi intĂ©ressĂ© que le vieux couple. AprĂšs avoir mis un Ă©norme quignon Ă  cuire sous la cendre la vieille femme allumait un brasero et attendait que les braises soient bien rouges pour placer dessus un rĂ©cipient de terre dans lequel elle prĂ©parait soigneusement le mets. AllongĂ© sur un tapis noir rugueux en poils de bouc le Vieux sirotait son verre de thĂ© et fumait ses cigarettes qu’il roulait lui-mĂȘme. Ni l’un ni l’autre ne parlaient Ă  ce moment-lĂ . Chacun apprĂ©ciait ce calme crĂ©pusculaire qui baignait les environs d’une Ă©trange douceur et que seul le bruit des bĂȘtes rompait par intermittence. On avait apprĂȘtĂ© les lampes Ă  carbure et l’on attendait patiemment le dĂ©clin du jour pour les allumer. On pouvait manger et passer la nuit sur la terrasse car l’air Ă©tait agrĂ©able et le ciel prodigieusement Ă©toilĂ© on voyait nettement la Voie lactĂ©e qui semblait un plafond de diamants rayonnants. En observant cette fantastique chape de joyaux cosmiques le Vieux louait Dieu de lui avoir permis de vivre des moments de paix avec les seuls ĂȘtres qu’il aimĂąt sa femme son Ăąne et son chat car aucun de ces ĂȘtres n’était exclu de sa destinĂ©e pensait-il. De temps en temps il se remĂ©morait les vieilles lĂ©gendes mais sa pensĂ©e allait surtout s’égarer parmi ces feux chatoyants Ă  la fois proches et lointains. Est-ce lĂ  que se trouve le fameux Paradis se demandait-il. Et l’Enfer OĂč serait donc l’Enfer » Comme il n’y avait aucune rĂ©ponse il oubliait vite la question. Inutile de fouiller dans les mystĂšres cĂ©lestes pour savoir oĂč est ceci ou cela. L’air devenait de plus en plus agrĂ©able Ă  mesure que la nuit tombait. C’était l’heure oĂč la vieille allumait les deux lampes et oĂč les insectes appelĂ©s comme par un signal tombaient lourdement sur la terrasse. La vieille s’installait Ă  son tour Ă  cĂŽtĂ© du Vieux prenait son thĂ© sans rien dire. On Ă©coutait les mille et un petits bruits de la nature le jappement lointain du chacal la plainte du hibou le crissement des insectes et parfois le sifflement reconnaissable de certains serpents. Tous les prĂ©dateurs se prĂ©paraient Ă  la chasse une chasse risquĂ©e oĂč le plus fort pouvait survivre bien que le sort de la proie fĂ»t scellĂ© d’avance. Dans l’étable la vache avait fini de manger et comme elle ne meuglait pas la vieille femme pouvait la croire endormie. C’était sa bĂȘte favorite. Elle faisait comme elle les labours dĂšs les primes pluies d’octobre. Elle produisait un bon lait que la maĂźtresse de maison barattait dĂšs la traite matinale. Ensuite elle le mettait au frais pour le repas de midi. Elle obtenait un petit-lait lĂ©gĂšrement aigrelet qu’elle parfumait d’une pincĂ©e de thym moulu et de quelques gouttes d’huile d’argan. Le couscous d’orge aux lĂ©gumes de saison passait bien avec cela. Un couscous sans viande que le vieux couple apprĂ©ciait par-dessus tout. Pour la corvĂ©e d’eau la vieille allait au puits deux fois le matin. À son retour elle ne manquait jamais d’arroser copieusement un massif de menthe et d’absinthe dont elle dĂ©coupait quelques tiges pour le thĂ© qu’on consommait matin midi et soir. Les voisins avaient pris la fĂącheuse habitude de venir quĂ©mander quelques brins de ces plantes mais rien n’irritait le vieux couple qui aimait rendre ces menus services. On les aimait parce qu’ils n’avaient pas d’enfants aucun litige avec les gens et que aprĂšs eux leur lignĂ©e serait dĂ©finitivement Ă©teinte ce que tout le monde regretterait sans doute... oui on aimait ces deux vieillards. Mais personne n’osait aborder ce sujet tabou car l’homme stĂ©rile se considĂ©rait Ă  tort moins qu’un homme vu que son sperme n’était qu’une eau sans vie. Le Vieux ne pensait plus Ă  cela. Il savait que toute lignĂ©e avait une fin et il s’accommodait de cette Ă©vidence. C’est ailleurs que je recommencerai une autre jeunesse ailleurs qu’aura lieu le nouveau dĂ©part. Ici c’est fini. Mais est-ce qu’il est permis de se reproduire au Paradis » se disait-il. Des questions cul-de-sac qui ne menaient qu’à un mur infranchissable. Il n’avait donc aucun regret pas la moindre amertume. Au contraire il se sentait en paix avec son Ăąme heureux et totalement Ă©loignĂ© de certaines vanitĂ©s terrestres comme de possĂ©der une nichĂ©e bruyante et batailleuse qui vous attire surtout les remontrances et la hargne du voisinage. Il n’avait donc jamais enviĂ© les pĂšres de famille nombreuse et encore moins cesslide 4 4 pauvres hĂšres qui alignaient tellement d’enfants qu’ils en Ă©taient accablĂ©s. Il savait aussi que la plupart d’entre eux n’avaient aucun avenir et qu’ils rĂ©pĂ©teraient fatalement le mĂȘme processus de misĂšre en ce monde frĂ©nĂ©tique et dur. Beaucoup quittaient le pays et allaient s’échouer dans un quelconque bidonville du Nord. Ils ne revenaient plus au village. Les plus chanceux Ă©taient engagĂ©s en Europe comme mineurs de fond. Et ceux qui trimaient Ă  Casablanca ne relevaient la tĂȘte que s’ils Ă©taient soutenus par les Ă©piciers. Ils apprenaient alors le mĂ©tier sur le tas et finissaient souvent par ouvrir un magasin d’alimentation. Non DĂ©cidĂ©ment je n’envie pas le sort de ces reproducteurs. Sa vieille femme interrompit ses rĂ©flexions. - À quoi penses-tu donc dit-elle. Il ne rĂ©pondit pas tout de suite. Il s’écoula un bon moment puis il dit - À quoi je pense Eh bien Ă  tous ces gens qui ont trop d’enfants et qui ne peuvent mĂȘme pas les nourrir. - Eh bien moi je suis une grand-mĂšre sans petits-enfants mais je suis heureuse. - C’est ce que je pense moi-mĂȘme. Sers-nous donc Ă  dĂźner. Non attends un peu Je dois d’abord faire ma priĂšre. Il se leva fit sa priĂšre puis revint. Ils mangĂšrent calmement en devisant. Il lui parla de sa journĂ©e Ă  la mosquĂ©e. Elle l’entretint de la vache de ses poules bonnes pondeuses qu’un chat sauvage Ă©gorgeait depuis peu. - Qu’est-ce que tu peux faire contre lui dit-elle. - Lui tendre un piĂšge. AprĂšs quoi
 - Mais tu as dĂ©jĂ  essayĂ© Au lieu de ce maudit chat c’est le coq blanc ton prĂ©fĂ©rĂ© qui a Ă©tĂ© pris. - Je mettrai le piĂšge oĂč la volaille ne peut pas aller c’est tout. J’ai mon idĂ©e lĂ - dessus. - Merci. - Ton tagine est fameux. Et le pain aussi. Elle rit. - Dieu nous en fasse profiter dit-elle. Ils se resservirent du thĂ©. - Cette annĂ©e a Ă©tĂ© bĂ©nĂ©fique il a beaucoup plu. Il est mĂȘme tombĂ© de la neige sur les hauteurs. Les moissons approchent. Tout le monde s’y prĂ©pare. As-tu pensĂ© aux moissons demanda le Vieux. - Oui j’y pense. Je trouverai bien quelqu’un pour m’aider. Il y a un tas de jeunes filles disponibles et serviables. - Que Dieu t’entende Ils parlĂšrent encore un bon moment. Le Vieux fumait en avalant de toutes petites gorgĂ©es de ce thĂ© vert de Chine qu’un ami lui envoyait de France. Un thĂ© prohibĂ© qu’il apprĂ©ciait plus que tout au monde. Plus tard ils s’allongĂšrent cĂŽte Ă  cĂŽte et s’endormirent sous le ciel Ă©toilĂ© du 5 5 Mais qu’est-ce que vous nous dites lĂ  Des gens d’ici seraient-ils recherchĂ©s par la police Mais qu’ont-ils donc fait et qui sont-ils » Un Mokhazni armĂ© d’un 36 Ă©tait venu ce jour-lĂ  Ă  la mosquĂ©e en compagnie du Mokaddem. Il exhibait une liste de noms de gens recherchĂ©s Casablanca pour faits de rĂ©sistance - ce qu’on appelait le terrorisme Ă  l’époque. Et c’est en sa qualitĂ© d’Anflouss que BouchaĂŻb le reçut. Dans toutes les villes du Nord la rĂ©sistance Ă  l’occupation Ă©tait trĂšs active. Il y avait des attentats Ă  la bombe des rafles massives et des exĂ©cutions sommaires. Les traĂźtres Ă©taient chĂątiĂ©s sans pitiĂ© mais les feddaĂŻns payaient de leur vie leurs exploits. Comme Zerktouni ou Allal ben Abdallah... Certains commerçants nationalistes qui aidaient financiĂšrement la rĂ©sistance Ă©taient connus des services secrets mais on ne pouvait pas les arrĂȘter car ils s’étaient fondus dans la nature. On pensait donc qu’ils Ă©taient allĂ©s se cacher dans leur village d’origine. Certains d’entre eux s’y trouvaient bel et bien mais nul n’osait les dĂ©noncer pas mĂȘme le Mokaddem ni le Cheik qui les frĂ©quentaient quotidiennement dĂ©jeunaient ou jouaient aux cartes avec eux. Le Cheik Ă©tait lui-mĂȘme un rĂ©sistant notoire il militait pour l’indĂ©pendance. Non On ne les a pas vus ici depuis des annĂ©es dit BouchaĂŻb. Vous perdez votre temps et vous nous faites perdre le nĂŽtre. Retournez plutĂŽt chez votre capitaine et faites- lui savoir que ces gens-lĂ  ne sont pas revenus ici depuis des annĂ©es. - D’accord. Mais on croit que
 - On peut croire ce qu’on veut. Ils ne sont pas ici un point c’est tout. » Le Mokhazni repartit sans avoir obtenu le moindre renseignement ni le plus petit indice de leur prĂ©sence. Il reprit le chemin du bureau en jurant avoir reconnu en la personne d’Untel l’un de ces fugitifs mais il n’en Ă©tait pas vraiment sĂ»r. Nous ne sommes pas des traĂźtres dit BouchaĂŻb au Mokaddem. - Ah ça non » Cependant il informa les intĂ©ressĂ©s de cette visite mais ils ne s’inquiĂ©tĂšrent pas. Tout ça c’est du vent. Qui peut nous atteindre ici Il faudrait une armĂ©e. Quand on est dans la montagne on est insaisissable » dirent-ils. Cet incident n’eut pas de suite. Les rĂ©sistants continuĂšrent de vivre leur exil chez eux jusqu’à l’indĂ©pendance. Ce souvenir Ă©tait si cher au vieil homme qu’il en reparlait souvent. Cette Ă©poque Ă©tait celle de l’enthousiasme du sacrifice et de l’honneur. OĂč est tout cela Ă  prĂ©sent » affirmait-il puis il revenait au quotidien. Un quotidien calme qu’il apprĂ©ciait car il n’avait aucun souci Ă  se faire et sa seule obligation Ă©tait de vivre et de prier. Ses journĂ©es se passaient entre la mosquĂ©e les champs et la maison oĂč aprĂšs le repas de midi il faisait une longue sieste Ă  l’abri de la canicule qui rĂ©gnait dehors. Il dormait dans un coin frais du rez-de-chaussĂ©e oĂč seul le bourdonnement des mouches prises dans des toiles d’araignĂ©e se faisait entendre. Ce bruit ne le dĂ©rangeait pas. Il reprĂ©sentait pour lui l’une des musiques secrĂštes de la vie un langage essentiel adaptĂ© Ă  l’univers des ĂȘtres qui luttent contre la mort omniprĂ©sente. - Ce soir j’irai mettre des piĂšges. On mangera du liĂšvre demain. Il avait plusieurs assortiments de piĂšges et il savait oĂč les tendre pour capturer tel ou tel gibier. Il aimait bien la chair du porc-Ă©pic mais il lui prĂ©fĂ©rait celle du liĂšvre qui sentait bon les aromates. Et c’est sans surprise que le lendemain Ă  l’aube il rapporta deux liĂšvres qu’ils dĂ©gustĂšrent sa femme et lui le soir mĂȘme sur la terrasse. Le chat eut une grosse part. - J’ai donnĂ© un peu de ce gibier Ă  la voisine dit la voisine dit la vieille. - Tu as bien fait. Elle ne mange pratiquement pas de viande. Une fois l’an peut-ĂȘtre Ă  l’occasion de l’AĂŻd si des gens charitables lui en offrent. Il y a longtemps qu’elle vit seule. Elle n’a personne au monde. Il faut penser Ă  cette femme de temps en temps recommanda le Vieux. - Je pense souvent Ă  elle je ne la nĂ©glige 6 6 Cette pauvre vieille vivait dans une immense bĂątisse en partie dĂ©labrĂ©e parmi des multitudes de rats et de chauves-souris. Elle Ă©tait encore assez vigoureuse pour entretenir une vache et s’occuper des corvĂ©es journaliĂšres. Tout le voisinage la respectait et l’aidait. Elle ne manquait de rien en vĂ©ritĂ©. On la surnommait Talouqit 1 sans trop savoir pourquoi. Il y avait ainsi de ces noms bizarres que les gens portaient comme une tunique Ă©limĂ©e et dont ils ignoraient la provenance. Pendant les fĂȘtes elle faisait elle-mĂȘme le pain communautaire car elle avait dans la cour de sa maison un grand four en terre battue qu’elle utilisait Ă  merveille. Les enfants qui venaient lĂ  ne repartaient pas sans emporter une galette rembourrĂ©e d’un oeuf dur en coque cuit Ă  l’intĂ©rieur de la pĂąte. On aimait cette femme dont on savait seulement qu’elle Ă©tait une sainte et qu’elle lisait et Ă©crivait cou- ramment en arabe classique et en berbĂšre 2 . Elle tenait ces connaissances de ses ancĂȘtres qui Ă©taient des cheiks vĂ©nĂ©rĂ©s fait rare dans le clan des AĂŻt Al Hassan qui prĂ©fĂ©raient la guerre Ă  la science. C’était donc une Tagourramte 3 capable d’engager une joute verbale avec n’importe quel alim 4 . Mais elle Ă©vitait de passer pour une guĂ©risseuse mĂȘme occasionnellement alors qu’elle n’ignorait rien des vertus des simples seule pharmacopĂ©e de l’époque. Cependant elle dut parfois soigner des enfants atteints de typhoĂŻde ou de toute autre maladie grave. Les enfants sont des anges disait-elle. Je peux les soigner mais c’est Dieu qui les guĂ©rit. » Elle ne vendait donc pas son savoir au premier venu comme ces charlatans qui infestaient les souks et les rassemblements saisonniers. Elle s’occupait tout particuliĂšrement des maĂąroufs 5 comme celui de Sidi Bourja dont le monument funĂ©raire dominait l’entrĂ©e d’un ancien cimetiĂšre ceint d’un mur de pierre et d’épineux Ă  l’écart du village et tout Ă  cĂŽtĂ© de ruines presque entiĂšrement effacĂ©es si bien qu’on ne savait rien du nom du site. Au vrai personne ne connaissait l’histoire de la rĂ©gion. Les Ă©crits qui lui Ă©taient consacrĂ©s Ă©taient rares et indĂ©cryptables. Il aurait fallu le concours d’experts pour les traduire en clair ce qui n’ intĂ©ressait personne vu l’insignifiance historique de ces lieux reculĂ©s oĂč l’on avait coutume de se rĂ©fugier pour fuir les envahisseurs de tout poil qui s’emparaient surtout des plaines cĂŽtiĂšres et des ports. Ces peuples des montagnes n’avaient connu que des guerres des vendettas et quand l’étranger ne les inquiĂ©tait pas ils s’étripaient entre eux s’engageant ainsi dans des luttes intestines sanglantes et interminables. - Talouqit est une sainte femme dit le Vieux. - Tout le monde en convient rĂ©pondit la vieille. Elle est capable de rĂ©citer le Coran d’une seule traite. - Elle me fait penser Ă  Lalla Tiizza Tasemlalt sainte et savante dont on dit peut-ĂȘtre Ă  tort qu’elle fut la maĂźtresse attitrĂ©e de Sidi Hmad Ou Moussa n’Zzaouit le saint aux mille et un miracles et prodiges. - Que ne dit-on pas On fabrique des histoires Ă  dĂ©faut de dĂ©tenir la stricte vĂ©ritĂ© rĂ©torqua la vieille. Les gens sont plus mauvais que la teigne. Pire On peut soigner la teigne mais on ne peut changer les mentalitĂ©s. - En tout cas il n’y a plus de femme de ce genre prĂ©cisa la vieille. Il n’y a plus que des ignorantes bĂątĂ©es qui triment sous le soleil ou dans la tourmente. - C’est vrai L’ignorance fait des ravages. Nous n’appartenons pas Ă  cette Ă©poque. Nous ne crĂ©ons rien mais nous consommons tout. Serions-nous donc inutiles Nous ne valons pas grand-chose crois-moi. Un jour peut-ĂȘtre... Les peuples du monde entier avancent dans la lumiĂšre d’un jour nouveau pendant que nous stagnons au fond d’une obscuritĂ© semblable Ă  une eau croupie qui dĂ©jĂ  pue la vermine. Mais ce n’est pas Ă  ça 1 - BoĂźte d’allumettes 2 - Le Tifinagh. 3 - Sainte 4 - Savant en science religieuse. 5 - Sacrifice rituel et repas en commun sous l’égide d’un 7 7 que je pense. Je ne pense qu’à moi seul en ce moment. Je ne laisserai rien derriĂšre moi en disparaissant. Le monde peut trĂšs bien se passer de moi car mĂȘme ceux qui m’enterreront ne seront pas de mon sang. C’est aussi bien comme ça. On est venu tout nu on repart tout nu. C’est de l’autre cĂŽtĂ© du visible qu’existe le miracle tant espĂ©rĂ© mĂȘme par les ProphĂštes et c’est pourquoi je prie Dieu de me prĂ©server des turpitudes d’ici-bas. - C’est de la tristesse dit la vieille. - Eh non Je suis logique avec moi-mĂȘme c’est tout. Tu sais il y a quand mĂȘme de trĂšs bonnes choses comme ce dĂźner par exemple. Mais avant de nous coucher j’aimerais t’apprendre une chose... ou plutĂŽt deux. Tout d’abord demain nous offrons un grand sacrifice Ă  la mosquĂ©e. Deux boeufs seront Ă©gorgĂ©s. Chaque famille aura sa part de viande et il y aura un repas commun auquel seuls les hommes participeront. Ce sera magnifique. Et maintenant voici l’autre chose depuis quelque temps je fais un rĂȘve absurde toujours le mĂȘme. Il y a lĂ  un grand arbre un amandier vĂ©nĂ©rable plus haut que tous les autres... et sur ses branches supĂ©rieures beaucoup d’amandes qu’il est impossible de gauler sans grimper. FascinĂ© par elles je n’hĂ©site pas je monte... et c’est au moment oĂč je lĂšve le bras pour gauler que je perds l’équilibre et tombe. Et puis plus rien. Qu’est-ce que ça veut dire - Je ne sais pas. Mais tu devrais faire attention. À ton Ăąge on ne grimpe plus aux arbres. Dors bien et rĂȘve d’autre 8 8 Cette nuit-lĂ  encore il rĂȘva du mĂȘme arbre. C’était le mĂȘme scĂ©nario. Ce qui le turlupinait c’était de ne pas pouvoir donner un sens Ă  ce songe obsĂ©dant. Il aurait pu en toucher un mot au fqih mais il ne le fit pas. AprĂšs tout presque tous les rĂȘves relĂšvent de l’absurditĂ© pure et simple pensait-il. Mais pourquoi celui-ci fausse-t-il ma gaietĂ© » En se rendant Ă  la mosquĂ©e il oublia complĂštement cet incident. Il rencontra le boucher et un vĂ©nĂ©rable vieillard qui ne sortait de chez lui qu’occasionnellement. Ils empruntĂšrent le mĂȘme chemin montant aidant le vieux Ă  avancer et ce jusqu’à la mosquĂ©e situĂ©e tout en haut du village raison pour laquelle on l’appelait Timzguid n’t Gadirt 1 . Cette mosquĂ©e aujourd’hui dĂ©saffectĂ©e a Ă©tĂ© remplacĂ©e par un Ă©difice en bĂ©ton dotĂ© de panneaux solaires et situĂ© sur le sol ferme et non plus sur la roche granitique. Elle ne dĂ©semplit pas car son accĂšs est aisĂ©. On ne s’essouffle pas pour y parvenir. MĂȘme les plus rĂ©fractaires Ă  la marche Ă  pied s’y rendent. ArrivĂ©s tout en haut Ă  destination BouchaĂŻb et le boucher quittĂšrent le vieillard et allĂšrent voir les bĂȘtes du sacrifice. C’étaient deux boeufs Ă©normes un noir et un rouquin. DĂšs qu’ils les virent les bovins s’agitĂšrent et tentĂšrent de se relever mais ils ne le purent car ils portaient des noeuds de corde aux quatre pattes. Leurs naseaux fumaient sous le soleil matinal et l’on sentait une odeur Ăącre de bouse et d’urine. Les bĂȘtes avaient passĂ© la nuit ici mĂȘme sous la surveillance d’un gardien. - Ils ont coĂ»tĂ© cher dit BouchaĂŻb mais la mosquĂ©e a les moyens et les commerçants du Nord sont gĂ©nĂ©reux quoi qu’on dise. Ailleurs il y a des mosquĂ©es tellement pauvres que leur imam porte des guenilles pouilleuses. Il lui arrive mĂȘme parfois de jeĂ»ner faute d’avoir quelque chose Ă  se mettre sous la dent. - C’est bien ennuyeux dit le boucher. Il y avait foule sur la place. Certains hommes fumaient de longues pipes en bavardant pendant qu’un groupe de Noirs leur servaient le thĂ©. Des enfants morveux et dĂ©penaillĂ©s couraient les uns aprĂšs les autres crĂąne rasĂ© et houppe au vent. Ils avaient congĂ© ce jour-lĂ  mais ils prĂ©fĂ©raient assister au sacrifice qu’aller se baigner dans le torrent. Leurs criailleries exaspĂ©raient certains fumeurs qui les vouaient Ă  tous les diables mais ces effrontĂ©s n’en avaient cure. Le goĂ»t du sang et de la fĂȘte Ă©tait plus fort qu’une admonestation ou mĂȘme une gifle. Aussi ne pleuraient-ils pas quand ils en recevaient une. Ils s’empourpraient seulement et se remettaient Ă  crier plus fort qu’auparavant. On les verrait tout Ă  l’heure courir aprĂšs les boeufs auxquels on faisait faire plusieurs fois le tour de la mosquĂ©e avant le sacrifice. Au moment dĂ©cisif ils regarderaient couler le sang Ă  gros bouillons sans Ă©prouver d’effroi. Ils trouveraient naturel qu’on Ă©gorgeĂąt d’aussi grosses bĂȘtes et ils se dĂ©lecteraient de leur viande rouge aprĂšs avoir jouĂ© au ballon avec leur vessie encore humide. De grands kanouns 2 Ă©taient dĂ©jĂ  allumĂ©s Ă  l’écart. On avait apportĂ© d’énormes marmites pour la cuisson du repas communautaire. Il n’y aurait pas de couscous vu le temps que sa prĂ©paration demandait mais on servirait un Ă©norme tagine agrĂ©mentĂ© de lĂ©gumes divers. Le pain viendrait des fours du voisinage oĂč les femmes s’activaient depuis le lever du jour. AprĂšs cette grande agape les inflass procĂ©deraient au partage Ă©quitable de la viande destinĂ©e aux familles puis tous rentreraient chez eux repus et satisfaits. Ainsi se passa cette mĂ©morable fĂȘte qui n’eut pas d’équivalent par la suite. 1 - MosquĂ©e haute » tagadirt signifiant ici hauteur ». 2 - 9 9 Le vieux BouchaĂŻb raconta l’évĂ©nement Ă  sa femme mais cette affaire d’hommes ne l’intĂ©ressait pas. Elle apprĂ©cia nĂ©anmoins le lot de viande que le Vieux avait rapportĂ©e. - Tiens Pour une fois tu n’iras pas au souk dit-elle. - C’est aussi bien rĂ©pondit le Vieux. Nous avons tout ce qu’il faut ici pour au moins quinze jours. - Qu’est-ce que tu veux pour ce soir Du liĂšvre - Il en reste encore - Oui. - Alors prĂ©pare-le. Ils Ă©taient assis sur une natte de jonc dans une petite piĂšce rectangulaire qui donnait directement sur la vallĂ©e. On voyait nettement la cime des grands palmiers-dattiers et quelques vieux caroubiers plus prĂšs de la maison... On entendait le croassement des corbeaux rĂ©fugiĂ©s sur les palmes le roucoulement des tourterelles dans les oliviers et les arganiers et la stridulation insistante des cigales. À un moment donnĂ© un coup de feu claqua. BouchaĂŻb alla regarder par la fenĂȘtre puis il dit - C’est Hmad qui chasse le corbeau. Sa femme est malade elle besoin de la chair de ce volatile. - La pauvre - Elle est plus jeune que toi mais si Ă©puisĂ©e par ses grossesses qu’elle tient Ă  peine debout. - On ne la voit jamais. On ne sait pas Ă  quoi elle ressemble. - C’est une recluse. Hmad n’aime pas voir traĂźner ses femmes dehors. Il les saignerait plutĂŽt - Ce serait dommage Ses filles sont belles. - Personne ne peut leur manquer d’égards on connaĂźt l’esprit de vengeance de Hmad. Il va donc les vendre au plus offrant. - On dit de lui qu’il a tuĂ© au moins cent personnes avant l’arrivĂ©e des Français. - Oh Beaucoup plus Nul ne connaĂźt le nombre exact de ses victimes. Il Ă©tait le maĂźtre de la rĂ©gion pour ainsi dire. Mais aujourd’hui il ne lui reste que son fusil de chasse. Comme les temps ont changĂ© hein - Mais il est toujours craint. - Oui. Aussi ne frĂ©quente-t-il personne. Qui frĂ©quenterait un ancien tueur Ses semblables sont morts depuis longtemps. Il est tout seul maintenant. Tout seul certes mais solide et dangereux aussi dangereux qu’un cobra d’Égypte. Assez parlĂ© de ça PrĂ©pare- nous donc un bon thĂ©. Celui que j’ai pris Ă  la mosquĂ©e Ă©tait infect. - Tu n’entends pas chanter la bouilloire - Si. - Veux-tu des amandes grillĂ©es - Des amandes et des dattes. Elle apporta les friandises. Il aimait les fruits secs. - Ces dattes viennent d’AlgĂ©rie plus exactement de Biskra. Elles sont de loin les meilleures. - Trop sucrĂ©es. - C’est ce qui les diffĂ©rencie des dattes locales. Celles-lĂ  valent trĂšs cher. On ne peut les manger qu’en buvant du lait. C’est ce que font les Touaregs. As-tu dĂ©jĂ  vu des Touaregs Elle ne rĂ©pondit pas. - Non Ce sont des nomades qui possĂšdent d’immenses troupeaux mais ils ne mangent pratiquement pas de viande. Ils vivent seulement de lait de chamelle et de dattes. Ils sont particuliĂšrement rudes. Des BerbĂšres comme nous. Leurs femmes seules sont lettrĂ©es. Elles lisent et elles Ă©crivent. Elles connaissent la vieille Ă©criture berbĂšre leslide 10 10 Tifinagh... et elles composent des poĂšmes et des chansons. - On dirait que tu les connais bien. - Oui. J’ai Ă©tĂ© spahi au Sahara mais j’ai dĂ©sertĂ©. Et quand on m’a rattrapĂ© on m’a jetĂ© en prison. J’ai passĂ© cinq ans de ma vie dans les prisons militaires. J’ai cassĂ© des pierres sous le soleil ardent. J’ai tentĂ© maintes fois de m’évader mais on m’a repris rouĂ© de coups et enchaĂźnĂ© Ă  des boulets lourds que je traĂźnais derriĂšre moi. Quand j’avais soif on me refusait l’eau. On n’en a pas pour toi » me rĂ©pondait-on. - Tu ne m’avais jamais racontĂ© ça dit la vieille. - À quoi bon Tu sais ce sont des choses sans importance. - Des choses sans importance Tu aurais pu y laisser ta peau. - D’autres ont souffert plus que moi ils n’en sont point morts. Va c’est le moral qui compte. Elle servit le thĂ©. La piĂšce Ă©tait fraĂźche bien qu’il fĂźt dehors une tempĂ©rature d’enfer. - Tu penses toujours Ă  ton rĂȘve demanda la vieille. - Maudit soit-il Il revient toutes les nuits comme un vautour prĂȘt Ă  fondre sur un malheureux blessĂ©. - Oublie-le donc - C’est lui qui ne m’oublie pas dit-il. Il but son thĂ© Ă  petites gorgĂ©es fuma plusieurs cigarettes. Cette brusque escapade dans le passĂ© avait rouvert certaines plaies qu’il croyait cicatrisĂ©es depuis longtemps. Il se revit errant de ville en ville Ă  la recherche d’un travail mais il n’y avait rien. La misĂšre rĂ©gnait partout et une grande Ă©pidĂ©mie de typhus emportait les plus faibles. Seuls les EuropĂ©ens Ă©taient soignĂ©s Ă  temps. Cette maladie sĂ©vissait surtout dans le peuple chez les indigĂšnes comme on les appelait alors. Il y avait des poux partout. Chez les EuropĂ©ens les poux n’existaient pas. Certains esprits moqueurs disaient Qui n’a pas de poux n’est pas musulman... » Les Français vivaient dans la propretĂ© tandis que les indigĂšnes s’entassaient les uns sur les autres dans des gourbis confinĂ©s. Plusieurs annĂ©es de sĂ©cheresse avaient appauvri la campagne jadis riche en cĂ©rĂ©ales qu’on exportait vers l’Europe. Maintenant les paysans se nourrissaient de racines et de tubercules eux aussi trĂšs rares. Les morts se chiffraient par milliers C’est la racaille qui crĂšve disait-on. Bon dĂ©barras » Les colons rĂ©cupĂ©raient ainsi des terres abandonnĂ©es. Ils foraient des puits plantaient des orangers semaient du blĂ©. Ils prospĂ©raient sur ces terres qui n’avaient vu que des cadavres. Les humbles fellahs d’autrefois se voyaient contraints de travailler au service des nouveaux maĂźtres pour survivre. Ceux qui avaient eu la chance d’ĂȘtre engagĂ©s pouvaient compter sur l’aide du maĂźtre. Ils Ă©taient alors pris en charge soignĂ©s bien nourris et ils pouvaient Ă©chapper au sort tragique qui dĂ©cimait les gens des noualas 1 et autres hameaux qu’on finissait par dĂ©serter pour fuir une mort certaine. Des masses d’hommes envahissaient les villes et se retrouvaient parquĂ©s dans des bidonvilles dĂ©jĂ  surpeuplĂ©s. Rares Ă©taient ceux qui travaillaient. En Europe la Guerre durait depuis deux ans. Seules les usines d’armement allemandes fonctionnaient. La France Ă©tait sous la botte nazie mais les autoritĂ©s coloniales qui Ă©taient vichystes envoyaient tout en mĂ©tropole. Il n’y avait donc rien Ă  manger pour les autochtones. Avec le dĂ©barquement amĂ©ricain de 1942 qui cloua au sol la flotte aĂ©rienne française fidĂšle au marĂ©chal PĂ©tain les choses se remirent Ă  fonctionner Ă  peu prĂšs normalement. On ouvrit des chantiers le dollar coula Ă  flot. Les bases militaires amĂ©ricaines employant beaucoup de Marocains l’arriĂšre-pays en profita. On soignait les malades. Du jour au lendemain le typhus disparut. Et comme par hasard la pluie se remit Ă  tomber. Les campagnes reverdirent. On se remit Ă  procrĂ©er. 1 - 11 11 L’armĂ©e française engagea des jeunes qu’on envoya sur les fronts d’Europe en Italie et ailleurs. On rendit hommage Ă  la bravoure du Marocain tout en oubliant qu’on l’avait jusque-lĂ  mĂ©prisĂ©. On promit mĂȘme l’indĂ©pendance Ă  Mohammed V lorsque la Guerre serait finie mais on oublia ce serment. L’euphorie des lendemains de la Guerre Ă©tait telle qu’on recommença Ă  traiter le colonisĂ© de sous-homme de turbulent et d’ignorant congĂ©nital. D’arriĂ©rĂ© pathologique en quelque sorte. Le Marocain ouvrit des Ă©coles privĂ©es pour instruire ses enfants. Il lutta fermement pour sa libertĂ©. Les prisons Ă©taient pleines Ă  craquer de rĂ©sistants. Les exĂ©cutions sommaires Ă©taient monnaie courante. On en Ă©tait lĂ  au moment oĂč le Mokhazni Ă©tait venu se renseigner sur les fugitifs recherchĂ©s par la police. BouchaĂŻb l’avait renvoyĂ© sans autre forme de procĂšs. Ils Ă©taient bel et bien au village. Ils se rendaient mĂȘme au souk de temps en temps mais ils savaient se fondre dans la foule et disparaĂźtre au bon moment. On entendait depuis quelques jours l’explosion de mines... C’était l’un de ces recherchĂ©s qui brisait un flanc de la montagne pour agrandir sa maison. Il avait besoin de pierre pour cela. Il avait rĂ©ussi le tour de force de se faire dĂ©livrer par le capitaine commandant le canton une autorisation d’achat d’explosifs. Il avait dĂ» fournir une fausse identitĂ© sans doute. Ou soudoyer un fonctionnaire... Nul n’en savait rien. BouchaĂŻb qui allait chez lui pour Ă©couter la radio la seule radio du village Ă©tait au courant de ce qui se passait dans les villes du Nord. Chaque jour des traĂźtres Ă©taient exĂ©cutĂ©s des bombes explosaient dans les marchĂ©s europĂ©ens et aux terrasses de certains cafĂ©s Ă  l’heure de l’apĂ©ritif. Des journaux interdits se vendaient sous le manteau. On Ă©coutait comme une parole sacrĂ©e La Voix des Arabes Ă©mise depuis Le Caire. On avait le moral car on estimait qu’on pouvait gagner. En AlgĂ©rie mĂȘme et aprĂšs la dĂ©faite de DiĂȘn BiĂȘn Phu la guerre de libĂ©ration avait commencĂ©. Le colonialiste Ă©tait aux abois mais il ne l’admettait pas encore. On n’en Ă©tait pas encore lĂ . Il allait se ruiner dans cette aventure et accepter l’inacceptable Ă  savoir l’indĂ©pendance des opprimĂ©s. BouchaĂŻb qui aurait pu prendre du galon dans l’armĂ©e comme tant d’autres prĂ©fĂ©ra la vie simple aux risques et aux honneurs. C’est pourquoi il s’était retirĂ© chez lui aprĂšs s’ĂȘtre dĂ©menĂ© comme un diable dans les provinces du Nord. Il s’était donc mariĂ© avec une cousine lointaine et s’était mis Ă  cultiver la terre des ancĂȘtres. Il avait trouvĂ© lĂ  une paix royale car il adorait la nature vierge. Et quand il pleuvait c’était l’abondance. La vie reprenait toujours le dessus. On Ă©tait loin de l’agitation des villes des massacres et autres rĂšglements de comptes. Ici on Ă©tait en sĂ»retĂ© on pouvait sortir vaquer Ă  ses occupations sans risquer de recevoir une balle dans la peau. BouchaĂŻb aimait jardiner. Il avait plantĂ© des arbres fruitiers des oliviers des amandiers et mĂȘme un bananier chose inconnue dans la rĂ©gion. Quand il trouvait un nid dans un arbre il Ă©tait heureux. Il considĂ©rait les oiseaux qui venaient dans ses champs comme ses protĂ©gĂ©s. Il avait chassĂ© les gosses qui s’en prenaient Ă  ces oiseaux paisibles et mis durement Ă  l’amende leurs parents en tant qu’anflouss. Ceux-ci durent morigĂ©ner leur progĂ©niture car plus personne ne pilla les nids. Attenant Ă  sa maison un petit verger produisait des clĂ©mentines des oranges et des figues ces petites figues noires dont les merles se rĂ©galent dĂšs qu’elles commencent Ă  mĂ»rir. BouchaĂŻb permet-tait Ă  ces oiseaux dont il apprĂ©ciait le chant de partager sa subsistance. Aussi ne fuyaient-ils jamais Ă  son approche. Comme les oiseaux ne le redoutaient pas on le prenait Ă  tort pour un saint ou un magicien. Lui seul savait que l’amour Ă©tait le lien qui l’unissait Ă  ces ĂȘtres peureux et fragiles. Un animal reconnaĂźt trĂšs vite la bontĂ© chez l’homme. Il sait aussi discerner le mal lĂ  oĂč il se trouve. D’aucuns croient que la huppe l’oiseau de Salomon y voit Ă  vingt pieds sous terre. Les gens de Mogador 1 avalent tout cru son coeur palpitant pour acquĂ©rir encore plus de perspicacitĂ©. Superstition Sans doute. Cependant ce bel oiseau si rare et solitaire fascine encore tous ceux qui le regardent. On n’en voit que rarement. Mais on se sent tout Ă  coup heureux quand on en voit un’ dans un prĂ©. Un oiseau seigneurial. 1 - 12 12 - Tu ne voudrais pas faire ta sieste dit la vieille. - Hein Ma sieste Eh bien pourquoi pas Comme tu me vois j’étais en train de rĂȘver. - De ton arbre - Dieu m’en garde Non Du passĂ© et de certaines autres choses. De la vie quoi. - Tu revis ton passĂ© - Oui. Mais il est si effrayant si misĂ©rable qu’il serait peut-ĂȘtre prĂ©fĂ©rable de l’oublier. - Ton passĂ© - Le mien celui des autres. Les grandes misĂšres de l’époque la famine les Ă©pidĂ©mies l’anĂ©antissement collectif. - Je n’ai jamais connu ça 13 13 Les gens d’ici ne connaissent rien. Ils ont toujours relativement bien vĂ©cu. Ce sont ceux du Nord qui ont souffert. Dans les montagnes on est habituĂ© Ă  vivre Ă  la dure. Quand une chose vient Ă  manquer on lui trouve tout de suite un substitut. LĂ -bas quand une chose s’épuise tout s’épuise y compris le corps. Qu’il y ait une guerre par exemple et tout est remis en cause. Le sort implacable qui a mille tours dans son sac s’en mĂȘle. Tous les malheurs s’abattent sur ces pauvres gens en mĂȘme temps. Les familles se disloquent les maladies minent la population on erre sans but on mendie on perd toute dignitĂ© humaine. - On ne connaĂźt pas ça ici dit la vieille. - Eh non Ici on est tranquille. On vit avec les saisons et au jour le jour on apprĂ©cie l’instant Ă  sa juste mesure. Chaque minute de la vie compte. N’est-ce pas le bonheur suprĂȘme - Bien sĂ»r que oui. - C’est pour cette raison que je n’aime plus le Nord ni ses villes tonitruantes ni ses campagnes. Et pourtant que n’ai-je chapardĂ© dans les fermes uniquement pour survivre La famine Ă©tait terrible. Les gens mouraient en masse. Des dizaines et des dizaines s’en allaient comme ça... Moi je trouvais toujours le moyen de voler quelque chose n’importe quoi pour ne pas crever de faim... C’était le vol ou la mort J’ai moins souffert en prison qu’en libertĂ©. Elle Ă©tait tout le contraire de ce qu’elle signifiait alors. Être libre et crever de faim merci Redonne-moi donc un peu de thĂ© et quelques amandes grillĂ©es. Elle le servit. Il alluma sa Ă©niĂšme cigarette et reprit - À cette Ă©poque sombre seuls les EuropĂ©ens vivaient bien. Ils avaient des mĂ©decins des aliments. Ils savaient vivre. Mais ils vivaient entre eux et pour eux-mĂȘmes. Les autres ne les intĂ©ressaient pas. Ils pouvaient bien crever ça ne les dĂ©rangeait pas. Seuls quelques Marocains trĂšs riches vivaient aussi bien qu’eux. Le sort du peuple Ils s’en foutaient muant aux juifs ils croupissaient dans les Mellahs. Ils Ă©taient aussi misĂ©rables que les musulmans les plus misĂ©rables. Les uns et les autres priaient le mĂȘme dieu mais ils ne se comprenaient pas. Chacun suspectait l’autre de fĂ©lonie de mauvaise foi de filouterie... Et cette discorde profitait surtout aux plus riches Ă  ceux qui tiraient les ficelles. On dressait le BerbĂšre contre l’Arabe le juif contre les deux autres au moment mĂȘme oĂč Hitler en massacrait des millions. Six millions de juifs en tout c’est ce qu’on dit. Partis en fumĂ©e dans les fours crĂ©matoires d’Allemagne et de Pologne. Le juif Ă©tait alors l’ennemi numĂ©ro un le suppĂŽt d’Iblis le sinistre usurier le pendard etc. Quelqu’un dont il fallait Ă  tout prix se dĂ©barrasser pour la tranquillitĂ© universelle. On voulait purifier la planĂšte. Le bouc Ă©missaire c’était le juif. On Ă©tait devenu fou Ă  lier mais cette folie payait. VoilĂ  pourquoi je rejette cette humanitĂ© avilie. Mais j’aimerais bien faire ma sieste Ă  prĂ©sent. Et comme il fait frais je m’allonge ici mĂȘme. Il dit et s’endormit aussitĂŽt mais il se rĂ©veilla en sursaut et maudit cent fois ce rĂȘve qui l’obsĂ©dait le poursuivant partout comme une malĂ©diction. Il fit le serment solennel qu’il ne se rendrait plus Ă  la rĂ©colte des amandes. Lui qui aimait tant y participer il devrait dĂ©sormais se contenter d’observer cette besogne de loin. AprĂšs tout je n’aurai qu’à prendre des prĂ©cautions. Comme je ne suis plus un jeunot je dois Ă©viter certaines tentations. Que diable vais-je chercher lĂ  On n’échappe pas Ă  son destin. On est vouĂ© d’avance Ă  la destruction et comme tel on ignore parfaitement oĂč et quand et comment... Mais oĂč est donc ma femme Ah Elle est encore allĂ©e chouchouter les bĂȘtes je prĂ©sume. Eh bien Reprenons du thĂ© et fumons. Si le sommeil revient qu’il soit le bienvenu je suis toujours prĂȘt Ă  dormir un brin. » Il reprit du thĂ© et fuma. Par la fenĂȘtre ouverte on voyait distinctement le sommet du massif montagneux aussi pelĂ© qu’une dune. Pas un seul arbre visible de ce cĂŽtĂ©-ci de la chaĂźne. Mais il devait y avoir lĂ -haut une certaine vĂ©gĂ©tation puisqu’on y chassait leslide 14 14 mouflon. On y braconnait mĂȘme car il n’existait dans le pays aucune surveillance et il n’y avait pas de garde forestier Ă  cent lieues Ă  la ronde. Mais il fallait ĂȘtre un fin tireur et un grimpeur Ă©mĂ©rite pour abattre un mouflon. Rares Ă©taient les gens capables d’un tel exploit. On pouvait les compter sur les doigts d’une seule main. En traquant le gibier des hauteurs des chasseurs confirmĂ©s avaient perdu la vie en tombant dans le prĂ©cipice - une seule pierre descellĂ©e et l’on allait Ă©clater comme un fruit trop mĂ»r trois cents mĂštres plus bas sur une saillie ou une plate-forme. Aussi se faisait-on gĂ©nĂ©ralement accompagner d’un guide pour qui ces lieux tortueux n’avaient aucun secret. Et mĂȘme alors il y avait encore des risques liĂ©s au travail des roches... personne ne pouvait prĂ©voir un drame toujours possible. Une demi-journĂ©e est nĂ©cessaire pour atteindre ce sommet se dit le Vieux. Je connais bien cet endroit il est truffĂ© de piĂšges naturels. » Autrefois il avait chassĂ© le mouflon. La traque durait parfois plusieurs jours mais c’était souvent payant. On mangeait alors l’un des meilleurs gibiers du monde. La nuit on bivouaquait dans un creux. AprĂšs un dĂźner frugal on dormait jusqu’à l’aube et l’on se remettait en marche. On jouait sa vie comme sur un fil tĂ©nu qu’un rien pouvait rompre Ă  tout moment. Mais un sentiment puissant anesthĂ©siait durablement la peur du vide. Seul le mouflon comptait cet animal plus gros qu’un bĂ©lier domestique et qui sautait d’une roche Ă  l’autre comme un oiseau grimpait lestement se recevait sur une saillie et disparaissait aussitĂŽt qu’il Ă©tait apparu. Impossible de suivre un tel gibier si l’on n’est pas maĂźtre absolu de ses nerfs. C’est quand on perd cet Ă©quilibre que l’accident survient. Le bon chasseur est celui qui n’éprouve aucun sentiment celui qui se fond dans la pierre devient pierre Ă  son tour... » BouchaĂŻb avait passĂ© d’excellents moments en haut avec des amis aujourd’hui disparus et qui Ă©taient de vĂ©ritables guerriers de la montagne des connaisseurs d’armes et des tireurs d’élite. C’étaient aussi des gens d’honneur... Il y avait parmi eux quelques bandits qui ne l’étaient devenus que par la force des choses. Ils allaient piller d’autres villages et ils rentraient armĂ©s jusqu’aux dents en conduisant des bĂȘtes de somme surchargĂ©es de butin. On volait n’importe quoi car tout avait de la valeur. On pouvait tout Ă©couler dans les souks sans encombre. BouchaĂŻb se souvenait de cette Ă©poque oĂč la rapine Ă©tait de rigueur. Tout le monde redoutait ces visites nocturnes. On se barricadait dĂšs la nuit tombĂ©e jusqu’au lever du jour. Les voleurs eux-mĂȘmes qui vivaient avec leur famille avaient peur des autres voleurs. En fait tout le monde volait alors tout le monde. Ce dĂ©sordre cessa avec l’arrivĂ©e des Français qui mirent au pas les bandits coriaces et les tĂȘtes brĂ»lĂ©es. Mais seule la peur du bagne eut vĂ©ritablement raison de cette engeance. À ce souvenir BouchaĂŻb sourit et pensa AprĂšs tout la France nous a apportĂ© la tranquillitĂ©. Une paix sublime. Il serait idiot de ne pas reconnaĂźtre ses bienfaits qui sont nombreux. Avant elle avant sa venue il n’y avait aucune route dans tout le pays aucune autoritĂ© non plus. Et pas la moindre sĂ©curitĂ©. Il y a eu du changement depuis l’arrivĂ©e de la France. Ceux qui ne s’en rendent pas compte ou qui ne veulent pas l’admettre se leurrent. Eh Mais toutes ces routes ont Ă©tĂ© taillĂ©es sur le flanc de la montagne par des lĂ©gionnaires au fur et Ă  mesure que l’armĂ©e avançait... Depuis ce temps toutes les denrĂ©es et autres marchandises arrivent au souk plus la peine d’attendre des mois et des mois le retour des anciennes caravanes... Le commerce est florissant. Mais l’argent vient toujours du Nord... et celui qui n’a personne lĂ - bas n’a rien ici non plus. Heureusement que j’ai cette Ă©choppe Ă  Mazagan elle me rapporte de quoi faire tourner la baraque. C’est mieux que d’aller tous les ans quĂ©mander la zakat 1 chez les gros nĂ©gociants et les Ă©piciers de la ville europĂ©enne. Cependant ils ne m’oublient pas je suis toujours sur leur liste. Je ne me dĂ©place pas mais les sous et les colis arrivent par le car des AĂŻt-M’Zal. Ainsi j’ai mon tabac mon thĂ© et mĂȘme des livres. Je n’ai donc vraiment besoin de rien. Ah si J’ai besoin d’un poste de radio. Par les temps qui courent il faut avoir chez soi un poste de radio. Bah Qu’est-ce que tu veux en faire Que t’importe ce qui se passe ailleurs On ne parle jamais de chez toi Ă  la radio. Ta radio c’est ce qui t’entoure le 1 - AumĂŽne 15 15 vent un brin d’herbe un arbre un oiseau une silhouette furtive et tous ces bruits diurnes et nocturnes qui sont la symphonie de la vie... mĂȘme le coassement des crapauds et des grenouilles la nuit quand le cri du chacal rĂ©percutĂ© au centuple par sa queue c’est une lĂ©gende tranche le silence comme un couperet. Ah Le salopard Que de coqs ne m’a-t-il pas mangĂ©s Mais j’en ai eu un ou deux pardi Non non C’était pas sa faute C’était la faute des poulets. Ils n’avaient qu’à ne pas sortir du poulailler C’est que ces idiots aiment vadrouiller dehors et toujours aux heures oĂč le carnivore est Ă  l’affĂ»t au crĂ©puscule de prĂ©fĂ©rence et tĂŽt le matin quand il ne fait ni jour ni nuit. À l’heure du chacal quoi. Pauvres coqs Idiots J’en ai averti plus d’un. À l’un j’ai dit Ah tu te crois libre et fort Eh bien y aura du grabuge je retrouverai ici mĂȘme tes belles plumes blanches et noires demain matin. » Et c’est ce qui est arrivĂ© hĂ©las Le lendemain matin ses plumes voletaient au mĂȘme endroit. Le prĂ©dateur ne l’avait pas ratĂ©. Eh Mais ce volatile est un parfait idiot Pour un peu il se croirait un aigle. Mais un aigle tue le chacal la diffĂ©rence est lĂ . Il fond sur le charognard et le terrasse proprement. L’aigle C’est le roi du ciel. Mais oĂč est passĂ©e ma femme Elle ne fait jamais de sieste elle. Tiens elle arrive. » - HĂ© OĂč Ă©tais-tu - Chez les bĂȘtes. Il faut bien les nourrir et leur donner Ă  boire. - Assieds-toi. Elle obĂ©it. Un ballet de mouches bourdonnait dans l’air. Dehors c’était toujours la mĂȘme chaleur intense qui poussait les ĂȘtres Ă  se rĂ©fugier dans l’ombre. - Tu veux quelque chose dit-elle. - Je voulais te dire qu’il y a juste un instant j’ai vu une scolopendre au plafond. - Elle a toujours vĂ©cu sous la poutre centrale. - C’est lĂ  que je l’ai vue. Elle ressemble Ă  une chaĂźne en or. - Elle est belle mais venimeuse. - Celle-ci ne ferait de mal Ă  personne. Elle ne descend mĂȘme pas. En plus elle nous connaĂźt. Du reste elle se nourrit exclusivement d’insectes. Elle est plutĂŽt utile tu sais. - Probablement. - On dit que lorsqu’elle mord quelqu’un elle ne lĂąche pas prise tant qu’on n’a pas disposĂ© devant elle un plateau chargĂ© d’or. Est-ce une lĂ©gende - Sans aucun doute. Mais sa morsure est mortelle ça je le sais. - Nous avons un autre locataire dans le rĂ©duit de l’ñne. Un beau serpent bariolĂ©. Il a fait son gĂźte chez l’ñne. On dirait qu’ils s’entendent bien. Quand il me voit il ne bouge pas il n’a pas peur. Ses couleurs sont superbes bleu vert orange jaune et bien d’autres encore que sais-je Il est trĂšs long. Je n’en ai jamais vu un pareil. Ce n’est peut-ĂȘtre pas un reptile ordinaire mais un djinn. En tout cas il mange des rats. Heureusement qu’il est lĂ  pour nous en dĂ©barrasser. Le chat comme tu sais est gĂątĂ© il n’ac- cepte pas n’importe quoi. Il ne court mĂȘme plus aprĂšs les rats Et pourquoi en mangerait-il si habituĂ© qu’il est aux mets dĂ©licats - HĂ© C’est mon chat Pourquoi mangerait-il des rats - Mais c’est son rĂŽle - Eh non Son rĂŽle c’est d’ĂȘtre tout prĂšs de moi et de ronronner. Mais oĂč est-il passĂ© - Il dort Ă  l’étable. Tu le verras ce soir. Tu sais j’aime bien ce chat. N’écoute donc pas ce que je dis. - C’est pour me taquiner ou pour rire - Ho Seulement il est tout noir. Pas la moindre tache blanche Or on dit que le diable est noir et qu’un chat noir c’est l’incarnation du dĂ©mon. - Sottises Un chat n’est pas plus le diable que le diable n’est un chat. Et un nĂšgre n’est pas un diable C’est un ĂȘtre humain de couleur Le diable est invisible les jnounsslide 16 16 Ă©galement. Un chat ou un nĂšgre sont bel et bien visibles. Les jnouns ou le diable peuvent frapper quelqu’un quand ils le veulent il ne peut pas les voir. Il reçoit des coups c’est tout. Mais un chat ne fait de mal Ă  personne. Un nĂšgre si. Les coups du nĂšgre sont tordus Mais il existe des nĂšgres pacifiques. C’est rare trĂšs rare mais il y en a. Notre chat est un seigneur il est supĂ©rieur Ă  un chien. Il n’a jamais attrapĂ© la gale lui. - Tu aimes ce chat autant que tu aurais aimĂ© un enfant n’est-ce pas - Je le considĂšre un peu comme un fils bien qu’il ne soit pas de mon espĂšce. Mais ne dit-on pas que le ProphĂšte adorait les chats ... Oui j’ai un faible pour lui c’est humain. Et dire que les autres mĂ©prisent les animaux - C’est vrai Dans les campagnes du Nord les Arabes chassent les chiens Ă  coups de pierre. Un Français s’en est offusquĂ©. Il m’a dit Vous autres vous ĂȘtes mauvais Vous persĂ©cutez les chiens. » J’ai rĂ©pondu que le chien Ă©tait une bĂȘte maudite un sournois un enragĂ© potentiel. Mais il a maintenu son jugement les Arabes sont mauvais parce qu’ils dĂ©testent les chiens. Il n’a pas tout Ă  fait tort. Les Arabes haĂŻssent les chiens. Comme ils ne leur donnent rien Ă  ronger les chiens se transforment en charognards et mĂȘme en tueurs. Bien des femmes imprudentes ont ainsi Ă©tĂ© dĂ©chiquetĂ©es et dĂ©vorĂ©es par des bandes de chiens errants. - C’est horrible - Oui. Quand je te dis que le Nord n’est pas vivable Il est malsain. - Mais nos chiens ne sont pas aussi sauvages. - Ce sont des chiens de berger des gardiens de troupeaux bien dressĂ©s. Ils mangent bien et font bien leur travail. Mais quand ils contractent la rage on est obligĂ© de les tuer et de les jeter dans un puits loin du village. À l’époque plusieurs familles avaient des troupeaux de chĂšvres et de moutons. Les bergers les sortaient Ă  l’aube et les ramenaient le soir. C’était tous les jours ainsi exceptĂ© pendant les fĂȘtes. Beau spectacle que celui du retour des bĂȘtes au crĂ©puscule. BĂȘlements cacophoniques odeurs fortes et puis la traite des femelles... On offrait du lait frais Ă  tous ceux qui en voulaient. Sur leur passage les boucs et les chĂšvres en dĂ©fĂ©quant abandonnaient aussi la coquille dure des noix d’argan qu’ils avaient avalĂ©es et dont seule la peau avait Ă©tĂ© digĂ©rĂ©e. On glanait ces petites noix pour rĂ©cupĂ©rer l’amande amĂšre dont on extrayait cette huile rouge d’argan tant apprĂ©ciĂ©e des montagnards. Pour ce faire les femmes grillaient les amandes avant de les moudre au moyen d’une meule de grĂšs. Ensuite elles pressaient la pĂąte pour obtenir enfin cette huile parfumĂ©e unique au monde. Quant Ă  la pĂąte sĂšche elle servait Ă  enrichir la nourriture de la vache laitiĂšre. – Je dois t’apprendre une chose femme dit le Vieux. Une chose trĂšs importante. On est heureux ensemble n’est-ce pas – Oui mais sans enfants... – Bah C’est mieux ainsi. Dieu l’a voulu la lignĂ©e est finie. MĂȘme des rois ont subi ce sort. J’ai lu les Écritures et bien d’autres livres je sais ce que je dis. Sidna AĂŻssa 1 n’a pas laissĂ© de postĂ©ritĂ© Sidna Moussa 2 non plus. Et Sidna Mohammed 3 a perdu l’unique garçon qui lui Ă©tait nĂ©. Il n’a laissĂ© que des filles. Alexandre le Grand n’a rien laissĂ© du tout. Il mourut jeune de la malaria contractĂ©e dans les marais de l’Indus et ce sont ses gĂ©nĂ©raux qui ont dĂ©pecĂ© l’Empire aprĂšs sa disparition. Il n’a donc laissĂ© que son nom qui brille toujours comme une Ă©toile vive au firmament du monde. Les Arabes l’appelaient Doul’ QarnaĂŻns 4 . C’est ainsi qu’il est nommĂ© dans une sourate du Livre Saint 5 . Alors nous autres... Tu vois ça n’a vraiment pas d’importance Et pourtant j’en connais qui se 1 - JĂ©sus-Christ. 2 - MoĂŻse. 3 - Le ProphĂšte. 4 - L’Homme Ă  deux cornes. 5 - Le 17 17 lamentent maudissent et s’aigrissent Ă  cause de leur stĂ©rilitĂ©. Parce que leur semence est nulle ils se croient maudits. HĂ© mais ce sont des fous. Dieu fait ce qu’il veut. Et moi je suis content de mon sort. - Mais tu devais me dire quelque chose d’important lui rappela la vieille. - Ah oui Oui... Ce n’est rien. Je veux seulement te dire que ta conversation vaut celle d’un homme sensĂ©. C’est pourquoi ta prĂ©sence me rassure. Elle est agrĂ©able. Tout indique que tu m’étais prĂ©destinĂ©e. Dieu veuille qu’on se retrouve dans l’autre monde aprĂšs le Grand Jugement car je ne veux pas d’autre houri que toi. Je ne suis ni un vicieux ni un polygame. On n’a pas de polygames ici mais on a des vicieux. On dit beaucoup de choses Ă  propos d’Une-telle ou d’Untel... Moi je suis fidĂšle et je n’aime que toi ma vieille. Elle rit. - Tu ne m’en as jamais autant dit. - C’est 18 18 La premiĂšre maison de bĂ©ton apparut prĂšs du cimetiĂšre au lendemain de l’indĂ©pendance. C’était une nouveautĂ© et son propriĂ©taire un commerçant de Casablanca invita tout le village Ă  cĂ©lĂ©brer cet Ă©vĂ©nement. Il fit venir de loin des tolbas 1 qui rĂ©citĂšrent de longues sourates du Coran afin que cette demeure soit bĂ©nie et prĂ©servĂ©e des jnouns et des mauvais esprits qui pourraient remonter des entrailles de la terre afin de frapper de maux insolites ses habitants. Comme par hasard les premiĂšres automobiles firent aussi leur apparition. L ancienne piste fut prolongĂ©e de quelques kilomĂštres pour permettre aux nouveaux riches de se rendre jusque chez eux au volant de leur vĂ©hicule. Ils payĂšrent eux- mĂȘmes des terrassiers qui travaillĂšrent sans relĂąche au dĂ©blaiement du terrain propre Ă  ce tracĂ©. Petit Ă  petit l’aspect des lieux changeait. Les anciennes maisons dĂ©sertĂ©es commençaient Ă  se ruiner. Une pierre tombait une autre suivait puis les murs cĂ©daient sous le poids des poutres. Les maisons qui se trouvaient tout en haut du village furent les premiĂšres Ă  subir les consĂ©quences directes de cette modernitĂ© qui Ă©tait entrĂ©e ici du jour au lendemain sans crier gare. Des pompes Ă  eau arrivĂšrent en mĂȘme temps. On entendait partout leur pĂ©tarade. Les femmes ne s’épuisaient plus Ă  tirer l’eau du puits Ă  la force du poignet pour irriguer le potager. Les postes de radio inexistants jusque-lĂ  cacophonĂšrent la nuit couvrant de leurs grĂ©sillements les bruits naturels des champs. Le vieux couple assista sans tristesse Ă  ces Ă©vĂ©nements insidieux qui allaient transformer de fond en comble le paysage. BouchaĂŻb ne se plaignit pas mĂȘme de l’intempestive intrusion des radios car ceux qui en possĂ©daient habitaient loin de chez lui. Son havre Ă©tait restĂ© aussi calme qu’auparavant. En fait rien ne le gĂȘnait de ce qui venait du Nord bien qu’il continuĂąt Ă  se rendre au souk Ă  dos d’ñne alors que des bus faisaient la navette. Je suis le gardien de la tradition » disait-il quand on abordait ce sujet en sa prĂ©sence. Et il ajoutait aussitĂŽt Tout Ă©volue sauf les mentalitĂ©s. L’ennuyeux c’est qu’elles ont plutĂŽt tendance Ă  empirer. » Il n’était d’ailleurs pas le seul Ă  se rendre au souk Ă  dos d’ñne en suivant les lacets sinueux du chemin muletier Ă  travers la montagne au lieu de la route qui empruntait le cours de la vallĂ©e deux fois plus longue que ce parcours ancestral. Il y en avait mĂȘme qui faisaient tout ce chemin Ă  pied. Il fallait seulement se lever tĂŽt et prendre la route pour arriver Ă  destination avant l’embrasement du jour. À partir de dix heures en effet c’était dĂ©jĂ  la fournaise. Les roches Ă©taient si chauffĂ©es que tout ce lieu chaotique irradiait une Ă©nergie insupportable. Les bĂȘtes sauvages elles-mĂȘmes prĂ©fĂ©raient l’obscuritĂ© profonde des grottes et des anfractuositĂ©s Ă  la lumiĂšre aveuglante et torride du jour. Chemin faisant c’était toute une expĂ©dition les voyageurs Ă©changeaient des informations utiles s’enquĂ©raient du sort de l’un ou de l’autre bref Ă  aucun moment on ne s’ennuyait. On plaisantait mĂȘme HĂ© Moussa As-tu vu ton si joli turban tout neuf - Wah Qu’a-t-il donc mon turban - Il est si beau qu’il plaĂźt aux mouches. Elles font le voyage gratis lĂ -dessus. - Bah Les mouches voyagent comme nous. » Et l’on riait. L’heure passait. Au souk on se sĂ©parait mais Ă  midi on se retrouvait Ă  la mĂȘme gargote autour du mĂȘme tagine de bouc. Une viande succulente car ces bĂȘtes ne consommaient pas de dĂ©chets mais les herbes et les aromates de la montagne. Le soir avant la nuit on rentrait au village en groupe. Ce n’était pas fatigant. Ainsi pour certains prendre le car pour gagner du temps ne valait pas le coup. Il y aura toujours des chemineaux. Il y aura toujours des amoureux de la montagne » rĂ©pĂ©tait le Vieux Ă  qui voulait l’entendre. Mais la plupart des jeunes avaient maintenant des bicyclettes et mĂȘme des vĂ©lomoteurs. D’autres prenaient le car. Seuls les plus endurcis se retrouvaient entre eux une fois par semaine sur le mĂȘme chemin de la montagne. Ils Ă©taient heureux de leur sort et n’enviaient pas les autres. Que le monde Ă©volue ou craque ça ne nous dĂ©range pas nous sommes tout Ă  fait libres de nos mouvements. Quant aux autres si le car les laisse en plan 1 - Étudiants en 19 19 ils se voient contraints de passer la nuit au souk dans une gargote ou Ă  la belle Ă©toile... »slide 20 20 Des annĂ©es passĂšrent donc ainsi apportant chacune plusieurs changements. Cependant les familles continuaient Ă  cultiver la terre Ă  entretenir les arbres Ă  battre le blĂ© ou l’orge en Ă©tĂ©... Elles avaient encore des Ăąnes des mules et des vaches. La pluie Ă©tait au rendez-vous. La sĂ©cheresse et la dĂ©sertification n’étaient pas encore signalĂ©es. Les grandes calamitĂ©s qui faisaient peur aux gens du Sahel et aux PrĂ©-sahariens Ă©taient encore loin. Au souk on n’achetait pas de lĂ©gumes car on en produisait chez soi. En revanche on s’y approvisionnait en produits essentiels comme le pĂ©trole lampant le carbure de cal- cium le thĂ© vert seul le Vieux n’en achetait pas le sucre le sel la viande les dattes et d’autres produits inexistants au village tels que le tabac le hennĂ© les ustensiles manufacturĂ©s etc. Et mĂȘme lorsqu’une boutique s’ouvrit au village tout prĂšs d’un sanctuaire vĂ©nĂ©rĂ© et tout Ă  cĂŽtĂ© de la seule medersa de la rĂ©gion mĂȘme alors on allait encore au souk car c’était lĂ  qu’affluaient les marchandises innombrables et variĂ©es qui venaient du Nord. On avait le choix et l’on marchandait fermement faisant parfois tomber le prix d’une chose de moitiĂ© - ce qui plaisait mĂȘme aux marchands qui mĂ©prisaient visiblement ceux qui payaient sans discussion prĂ©alable. Au souk on pouvait aussi se faire faire une djellaba une gandoura et des souliers sur mesure. Bref ce grand marchĂ© hebdomadaire avait toujours Ă©tĂ© indispensable Ă  l’équilibre Ă©conomique de la rĂ©gion. Aussi venait-on de loin pour y vaquer Ă  ses affaires. Au village une petite minoterie commença de fonctionner. Les femmes qui jusque-lĂ  moulaient l’orge chez elles ne tardĂšrent pas Ă  prendre l’habitude d’y aller. Seule la vieille Ă©pouse de BouchaĂŻb continuait de moudre ses cĂ©rĂ©ales Ă  la maison. Elle trouvait disait- elle plus de goĂ»t Ă  la farine qu’elle produisait elle-mĂȘme. - Mais tu te fatigues objectait le Vieux. - Oh non Ça me maintient en forme au contraire. Regarde donc les autres elles vieillissent plus vite que moi parce qu’elles ont de moins en moins Ă  faire. Et quand elles s’installent chez leur mari en ville elles restent enfermĂ©es grossissent Ă  force d’inactivitĂ© et de mangeaille graisseuse et elles tombent malades. Je plains ces Ă©poux qui se ruinent Ă  payer des mĂ©decins et des mĂ©dicaments. Que ne les ont-ils donc pas laissĂ©es tranquilles ici - Chacun a son point de vue. Le tien n’est pas dĂ©nuĂ© de sens. Mais ces femmes se vantent de vivre mieux en ville qu’ici. LĂ -bas elles portent de l’or. N’as-tu pas vu qu’elles ressemblent Ă  des bijouteries ambulantes Si un voleur les dĂ©pouillait ce serait un homme riche. - Tout ça c’est du tape-Ă -l’oeil dit la vieille. - Du tape-Ă -l’ Ɠil HĂ© C’est de l’or sonnant et trĂ©buchant. Je te rĂ©pĂšte que ces parvenues portent sur elles de vraies fortunes. As-tu toi un seul bijou en or - Non. - Eh bien Tu vois la diffĂ©rence. - Non je ne vois pas. Je suis mieux ainsi. Pourquoi m’exhiber comme une moins- que-rien C’est de la vanitĂ© de l’ostentation que sais-je Je n’ai jamais eu que des bijoux en argent pur. C’est noble et c’est berbĂšre. D’ailleurs j’ai des piĂšces rares qui valent plus cher qu’un bijou en or tout neuf. Mes parures ont une histoire tandis que ce que portent ces parvenues comme tu dis n’en a aucune. Est-ce vrai - Certes. Comme je l’ai toujours dit nous sommes les garants de la tradition. Mais veille bien sur ces piĂšces d’argent. Il y a des trafiquants d’objets rares partout. Tout quitte le pays s’en va ailleurs on ne sait comment... mĂȘme les anciens coffres de bois. Il faut se mĂ©fier des camelots qui passent. Ce sont des pilleurs de patrimoine des rapaces et des menteurs. Ne leur montre surtout pas ce que tu possĂšdes. Ils seraient capables de te saigner pour l’avoir. Des mĂ©crĂ©ants Maudits soient-ils Des camelots passaient dans tous les villages de la rĂ©gion et comptant sur l’ignorance des femmes ils acquĂ©raient Ă  des prix vils des bijoux rares et d’autres objetsslide 21 21 d’art qu’ils revendaient cher Ă  des collectionneurs Ă©trangers. On retrouvait ainsi chez les antiquaires d’Europe des piĂšces en provenance du Sud. Il y avait pire certains guides touristiques n’hĂ©sitaient pas Ă  se transformer en trafiquants. Ils vendaient mĂȘme les vieux coffres prĂ©cieux lĂ©guĂ©s par leurs ancĂȘtres. D’autres violaient carrĂ©ment les vestiges archĂ©ologiques et tel bloc erratique qui portait quelque gravure mythique fut souvent la proie des vandales qui en emportĂšrent des morceaux en ayant bien entendu dĂ©tĂ©riorĂ© l’ensemble. De sorte que ce tĂ©moignage unique mutilĂ© demeure Ă  jamais informe. BouchaĂŻb avait donc mille raisons de mettre en garde son Ă©pouse contre les camelots et leur engeance. Un de ses amis qui voyageait beaucoup lui avait offert une piĂšce de monnaie d’argent frappĂ©e sous le rĂšgne de Moulay Hassan I. Il l’avait acquise au marchĂ© aux puces de la porte de Clignancourt Ă  Paris. Le Vieux apprit aussi que des sacs de ces piĂšces avaient pris depuis longtemps la route d’Europe. On n’en retrouvait plus que dans les anciens colliers des femmes de l’Anti-Atlas. Les mĂšres transmettaient Ă  leurs filles ces colliers sacrĂ©s de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. - HĂ© C’est que des bandits d’un genre nouveau sont apparus depuis l’indĂ©pendance. Il faut se MĂ©fier femme. - Je n’ouvre jamais ma porte aux camelots. Je suis prudente moi. - C’est bon Je disais cela pour que tu saches que les temps ont changĂ©. Il y a bien plus de gredins qu’avant. Un bandit d’autrefois Ă©tait plus honorable que la crapule de nos jours. Dieu seul sait oĂč l’on va. Les gens ne sont plus eux-mĂȘmes. Ils ne respectent plus que l’argent. L’argent encore l’argent. Ils vendraient tout pour de l’argent. C’est le culte du Veau d’or Comme les choses vont vite Le monde court Ă  sa perte. On va bientĂŽt renier pĂšre et mĂšre pour de l’or... Mais les biens de ce monde ne sont pas durables. Ils sont pĂ©rissables comme le monde. Seule compte la foi la foi inĂ©branlable des Anciens. LĂ -dessus on passait Ă  autre chose. Le vieux couple assistait aux changements rapides sans en prendre ombrage. Cela ne l’intĂ©ressait pas apparemment. D’autres maudissaient ces temps nouveaux cette jeunesse dĂ©pravĂ©e qui n’allait plus Ă  la mosquĂ©e et qui osait s’affranchir des vieux interdits en introduisant l’alcool et autres produits prohibĂ©s dans le village. En plein Ă©tĂ© un vieux bonhomme avait remontĂ© d’un puits une caisse de biĂšre... Croyant que c’était de la limonade il en but une puis une autre et ainsi de suite jusqu’à l’ivresse. A son habitude il se rendit Ă  la mosquĂ©e pour la priĂšre. Mais lĂ  il fit scandale. Il blasphĂ©ma et traita durement l’imĂąm les ancĂȘtres et le ProphĂšte. Plus tard on dĂ©couvrit la raison de sa brusque folie et on lui pardonna. Mais on dut le soigner car cette cuite l’avait rendu malade. On sut que c’étaient des jeunes gens du village en vacances d’étĂ© qui avaient mis la caisse de biĂšre Ă  rafraĂźchir dans le puits. Mais le vieillard l’avait rĂ©cupĂ©rĂ©e avant eux... Cette histoire fit rire le vieux couple qui trouvait finalement beaucoup d’esprit Ă  ces jeunots nĂ©s ici mais changĂ©s par la ville. Ils rĂ©ussiront peut-ĂȘtre mieux que d’autres dans la vie dit le Vieux. En tout cas ils ont de l’audace. » Sa femme qui ne connaissait ni la ville ni ce genre d’individus Ă©coutait sans commentaire. Mais chaque fois qu’elle repensait au vieux soĂ»lographe malgrĂ© lui elle Ă©clatait d’un rire qui se transformait vite en une quinte douloureuse. Elle devait prendre mainte potion balsamique pour l’arrĂȘter. En tant qu’anflouss BouchaĂŻb aurait dĂ» dĂ©noncer le comportement de ces jeunes gens irrespectueux des coutumes. Il n’en fit rien. Il avait lui-mĂȘme pas mal picolĂ© lorsqu’il errait aprĂšs un avenir insaisissable de bourg en bourg et de ville en ville affamĂ© presque nu les yeux fiĂ©vreux et l’haleine fĂ©tide. Combien de fois n’avait-il pas trouvĂ© la paix dans l’alcool et ses adjuvants hein Il buvait alors la mahia des juifs car le vin Ă©tait interdit aux musulmans. Seuls les EuropĂ©ens et leurs sĂ©ides y avaient droit. Mais on pouvait aisĂ©ment se procurer du whisky dans les bases amĂ©ricaines. Il suffisait de connaĂźtre un ouvrier du coin. On pouvait mĂȘme y acheter des armes lĂ©gĂšres. Une base amĂ©ricaine Ă©tait alors comme un marchĂ© libre une vraie passoire Ayant expliquĂ© Ă  sa femme pourquoi il n’en voulaitslide 22 22 pas Ă  ces jeunes gens il ajouta - AprĂšs tout s’ils boivent c’est la faute de leurs parents qui vendent du vin dans leurs Ă©piceries. HĂ© C’est qu’on s’enrichit vite en vendant du vin et des alcools aux Arabes. Les Arabes boivent beaucoup plus que tous les autres. Ils engloutissent toutes leurs Ă©conomies dans la boisson. Ils font des stocks chez eux pour passer le ramadan ou les fĂȘtes religieuses... Un Arabe boit pour fuir la rĂ©alitĂ©. Il se drogue et il boit. Depuis peu les Chleuhs suivent la mĂȘme pente. Ils appellent ça la modernitĂ©. Autrement dit qui ne boit pas n’est pas moderne. C’est un dĂ©bile un rebut de l’histoire humaine un attardĂ© mental un moins-que-rien en somme... C’est lumineux comme prĂ©jugĂ© hein Mais une chose en entraĂźnant forcĂ©ment une autre beaucoup de ceux qui s’adonnent Ă  l’alcoolisme font faillite et se clochardisent. N’entends-tu pas dire souvent Untel a bouffĂ© son fonds de commerce » HĂ© C’est qu’il a tout liquidĂ© en alcool et en putes voilĂ  ce qu’il faut entendre par lĂ . Au souk mĂȘme le vin est en vente sous le manteau. Ne s’en procurent que ceux qui ne peuvent pas s’en passer. Ceux-lĂ  se cachent pour siffler leur bouteille. On ne les voit jamais dehors quand ils ont bu. Ils risqueraient six mois de prison pour ivresse publique. Aussi se terrent-ils comme des rats pour s’enivrer entre copains. Mais parfois ça se termine mal trĂšs mal. Il y a eu un meurtre au souk il n’y a pas si longtemps un meurtre liĂ© Ă  l’alcoolisme. Une beuverie suivie d’une bagarre... On s’était battu pour des broutilles. Tu vois Ça c ’ est la modernitĂ© Il est dit dans les Écritures saintes Tu ne tueras point. » Mais l’homme n ’ en fait qu’à sa tĂȘte il tue il vole il ment. Il tue parce qu ’ il a peur. Il a tout le temps peur de tout y compris de lui-mĂȘme. Au souk il y a toujours eu des prostituĂ©es. Ce n ’ est donc pas une nouveautĂ©. Au village mĂȘme il y en a une ou deux... la plus connue c ’ est la veuve Unetelle... Le monde n’a jamais Ă©tĂ© propre. Alors... - Tout ça ne t’alarme donc pas dit la vieille. - Non Pas du tout... Le Temps est le principal acteur de l’Histoire. Il modĂšle les uns et les autres selon ses caprices. Tu vois comme il change tout au fur et Ă  mesure. Rien ne lui rĂ©siste aucun ĂȘtre aucune chose. Allah est le plus grand Wa Salam - J’ai remarquĂ© que tu Ă©crivais quelque chose. C ’ est quoi donc - Oh De la poĂ©sie berbĂšre. - Mais tu n’es pas un raĂŻss 1 tu n ’ as pas d’instrument de musique. - HĂ© La poĂ©sie est en elle-mĂȘme une musique. Elle n ’ a besoin que de ses propres rythmes affirma le Vieux. - Et qu’est-ce que tu comptes faire de ces Ă©crits - Ho rien. - Pourrais-tu m’en dire un Une autre fois. 1 - PoĂšte et chanteur 23 23 Ils Ă©taient une fois de plus sur la terrasse. L’étĂ© tirait presque Ă  sa fin. Les moissons avaient Ă©tĂ© bonnes la rĂ©colte des olives et des amandes aussi. Comme toujours la vieille prĂ©parait son tagine pendant que le Vieux fumait et sirotait du thĂ©. Et comme toujours en Ă©tĂ© l’espace Ă©tait splendide. Des mil-liards d’étoiles illuminaient le firmament. De temps Ă  autre une mĂ©tĂ©orite fendait l’atmosphĂšre en un trait rouge qui s’évanouissait rapidement. Dieu est en train de lapider le Diable... » disaient les Anciens Ă  la vue de ces phĂ©nomĂšnes cosmiques. BouchaĂŻb ne croyait pas Ă  cela. Il connaissait bien l’astronomie. Il avait lu tant et tant de livres qu’il eĂ»t Ă©crit lui-mĂȘme si le sort ne s’en Ă©tait mĂȘlĂ©... Mais il ne regrettait rien. Ses poĂ©sies berbĂšres qu’on lirait peut-ĂȘtre un jour Ă©taient son unique plaisir. Mais qui s’occupait de la poĂ©sie berbĂšre Il Ă©crivait donc pour lui-mĂȘme comme l’avaient fait certains fqihs dont on dĂ©couvre aujourd’hui seulement les oeuvres poĂ©tiques. Mais c’étaient des soufis. BouchaĂŻb avait confiĂ© quelques copies de ses poĂšmes Ă  l’imam de la medersa qui les avait lus et aussitĂŽt rangĂ©s avec d’autres manuscrits dans sa bibliothĂšque. Cet imam avait dit Ces poĂ©sies sont belles un trĂ©sor pour le futur. Rien ne se perd. En as-tu d’autres - Non. Tout est lĂ . - C’est bon. » Le fumet du tagine embaumait l’air. Le chat noir mort depuis longtemps avait laissĂ© sa place Ă  un autre chat roux celui-lĂ . Un chat fauve semblable Ă  une boule de feu. Il n’avait pas connu son prĂ©dĂ©cesseur mais il se comportait exactement comme lui. Il adorait ses maĂźtres qui le gavaient. Le chat sentait l’affection qu’ils avaient pour lui. Il ne manquait donc aucune occasion de faire montre de la sienne Ă  leur Ă©gard. Il les considĂ©rait comme des ĂȘtres lui appartenant en propre. Il se frottait Ă  leurs jambes pour marquer son territoire exclusif ronronnait tout prĂšs d’eux quand ils Ă©taient couchĂ©s chassait d’un coup de patte un Ă©ventuel scorpion et les autres insectes qui s’aventuraient par lĂ . Bref il Ă©tait un aussi bon gardien qu’un chien dressĂ©. Dans la journĂ©e il mangeait peu et pour fuir la canicule il se rĂ©fugiait chez la mule que l’ancien Ăąne Ă©tant mort BouchaĂŻb avait acquise pour le remplacer. Celle-ci acceptait la prĂ©sence du chat dans son rĂ©duit sombre oĂč pas un rayon de lumiĂšre ne parvenait. Il dormait lĂ  jusqu’au crĂ©puscule ensuite il rejoignait le vieux couple sur la terrasse. Cette nuit-lĂ  le chat ne dormit pas avec eux. Il Ă©tait inquiet mal Ă  l’aise. Il goĂ»ta Ă  peine Ă  sa pitance. À un moment il disparut carrĂ©ment. Ce chat est peut-ĂȘtre malade » pensĂšrent les deux vieux puis ils l’oubliĂšrent. Ils dĂźnĂšrent priĂšrent et se couchĂšrent. Au milieu de la nuit ils furent rĂ©veillĂ©s en sursaut par des secousses sismiques violentes. Une crainte supersti- tieuse les Ă©treignit mais ils se calmĂšrent et avant de se rendormir le Vieux dit Ce n’est qu’un tremblement de terre. Il peut avoir des rĂ©pliques. Allez dormons... » Le lendemain on commenta cet Ă©vĂ©nement Ă  la mosquĂ©e. On apprit un peu plus tard que la ville d’Agadir avait Ă©tĂ© complĂštement dĂ©truite. On y ramassait beaucoup de cadavres et beaucoup de survivants et de morts Ă©taient encore sous les dĂ©combres. Dans le village mĂȘme pas un seul mur n’avait bougĂ©. Mais les gens sortaient d’une frayeur Ă©trange et mĂȘme les plus endurcis allĂšrent faire des offrandes aux cheiks locaux. Une peur sourde et inexplicable s’était brusquement saisie de ces gens d’ordinaire insouciants. On recommençait Ă  craindre l’au-delĂ  Ă  visiter la tombe des ancĂȘtres et on priait Ă  l’heure dite en demandant Ă  Dieu d’étendre sa protection sur le village et la famille. Au-delĂ  de la montagne du cĂŽtĂ© de l’ocĂ©an une ville avait Ă©tĂ© rayĂ©e de la carte en quelques secondes. Des esprits d’un autre Ăąge commentĂšrent Ă  leur maniĂšre ce tremblement de terre. Ils rappelĂšrent Ă  qui voulait l’entendre la destruction de Sodome et Gomorrhe et ils affirmĂšrent qu’Agadir Ă©tait le berceau mĂȘme de la luxure et de la sodomie que le touriste europĂ©en n’y venait que pour satisfaire ses perversions sexuelles et dĂ©voyer une jeunesse oisive queslide 24 24 l’argent facilement gagnĂ© tentait plus que les Ă©tudes ou le travail honnĂȘte. Ils mettaient en cause les autoritĂ©s laxistes et les parents qui profitaient de cette aubaine sans poser la moindre question... Ils prophĂ©tisaient des lendemains Ă©prouvants Ă  cette jeunesse irrespectueuse et dĂ©pravĂ©e qui se livrait Ă  l’alcoolisme la drogue et la prostitution sans retenue et sans honte. Oui mĂȘme les Chleuhs ont changĂ© disaient-ils. Ils ont succombĂ© Ă  l’argent qui est le vĂ©ritable instrument d’Iblis - qu’il soit mille fois maudit » En fait tout le monde pensait la mĂȘme chose sauf le vieux BouchaĂŻb qui en savait un bout sur les mĂ©canismes sismologiques et autres phĂ©nomĂšnes naturels. Mais il n’intervint pas dans la polĂ©mique sachant qu’il ne pouvait pas convaincre des gens bornĂ©s qui mĂȘlaient souvent religion et superstition histoire et lĂ©gendes etc. À sa femme pourtant qui l’écoutait avec ferveur quand il abordait un sujet difficile il expliqua la sismicitĂ© des sols et le pourquoi d’une telle catastrophe. Quand il eut fini elle hocha la tĂȘte et dit - Oui mais Dieu s’est servi de cette force qu’il a lui-mĂȘme créée pour chĂątier ces mĂ©crĂ©ants. BouchaĂŻb Ă©clata de rire et rĂ©torqua - AprĂšs tout c’est possible. Pourquoi pas Si Dieu a créé de tels phĂ©nomĂšnes c’est bien pour qu’ils servent quelque cause obscure. Mais l’ignorance est aussi malsaine que la mĂ©crĂ©ante. Le ProphĂšte a bien dit Ô gens Allez chercher le savoir jusqu’en Chine. Dieu Seul est Omniscient. » L’homme quant Ă  lui naĂźt tout nu ajouta BouchaĂŻb. Il est faible et ignorant. Il doit tout apprendre pour se construire une personnalitĂ© et vivre pleinement. Ceux qui parlent de chĂątiment suprĂȘme Ă  propos d’Agadir ne sont que des ignorants. Ils n’ont jamais ouvert un livre jamais rien lu. D’ailleurs ils ne savent ni lire ni Ă©crire. Il ne faut surtout pas les croire. Pour eux il n’y a que la magie et la religion mais comme ils ne connaissent ni l’une ni l’autre ils tĂątonnent et dĂ©bitent des stupiditĂ©s. C’est cette espĂšce de crĂ©dulitĂ© qui empĂȘche le commun d’évoluer. Il refuse l’évidence. Tu lui dis Cet engin qui brille en passant au-dessus de nous toutes les nuits c’est le Spoutnik que les Russes ont lancĂ© dans l’espace. Il fait le tour de la Terre en Ă©mettant des bip-bip. » Mais l’ignorant hausse les Ă©paules et rĂ©pond HĂ© Tu te moques de moi C’est un dĂ©mon qui fait sa tournĂ©e. » VoilĂ  oĂč on en est. Tu sais beaucoup de nations sont en avance sur nous. Nous sommes en queue du peloton. Nous ne parvenons pas Ă  nous accrocher ni Ă  nous accorder avec les autres. Cette course effrĂ©nĂ©e nous semble pĂ©nible. On dirait qu’elle n’est pas faite pour nous. HĂ©las depuis 1492 les Arabes reculent. Ils vivent toujours dans un passĂ© mythique. Mais oĂč sont donc passĂ©s les Almoravides les Almohades ces grands ancĂȘtres Ibn Khaldoun l’a bien dit Ida ouribat khouribat wa ida khouribat lam touskan 1 . » Ibn Khaldoun Un grand déçu de l’Histoire. Il a vĂ©cu la chute des Arabes lui. Il en a souffert plus que tout autre. Cette conversation ou plutĂŽt ce monologue Ă©coutĂ© par la vieille femme avec une curiositĂ© non feinte seyait parfaitement Ă  l’endroit Ă  cette terrasse fraĂźche et tranquille de la vĂ©nĂ©rable demeure oĂč le couple s’installait dĂšs le crĂ©puscule pour dĂźner et dormir Ă  la belle Ă©toile sans ĂȘtre agressĂ© par ces myriades de moustiques qui infestaient le torrent dont les eaux stagnantes encore investies par des grenouilles des poissons des sangsues et des dytiques attendaient dans les creux rocheux et sous l’ombrage des branches qui les prĂ©servait tant bien que mal des effets de la canicule un hypothĂ©tique orage capable de les regonfler... mais il tardait Ă  venir malgrĂ© le passage frĂ©quent de gros nuages noirs... Les hommes les bĂȘtes la terre assoiffĂ©e et brillante toute la CrĂ©ation semblait en attente. Une nuit cependant les vannes du ciel s’ouvrirent si vite que le vieux couple eut Ă  peine le temps de dĂ©mĂ©nager ses affaires dans une antichambre voisine. Mais il Ă©tait heureux bien que trempĂ© jusqu’aux os. L’orage grondait sur. la montagne qui en propageait le bruit assourdissant et la pluie tomba sans discontinuitĂ© jusqu’au matin. Tous les puits et les cours d’eau Ă©taient pleins. La nature paraissait nettement revivifiĂ©e 1 - Quand une maison ou une nation est arabisĂ©e elle se dĂ©labre et quand elle est dĂ©labrĂ©e elle n’est pas 25 25 aprĂšs des chaleurs si dures que mĂȘme les arbres les plus tenaces avaient commencĂ© Ă  s’étioler. L’on craignait que la saison fĂ»t mal engagĂ©e et certains vieux se rappelaient les grandes sĂ©cheresses d’autrefois la disette les maladies le dĂ©sespoir des ĂȘtres et des choses. Cette dĂ©solation qui plaquait sur le paysage un masque de mort aussi sinistre que la face de MĂ©duse. Seuls les gens qui dĂ©pendaient Ă©troitement de la production di sol Ă©taient concernĂ©s par les changements climatiques. Ceux qui ne revenaient du Nord que pour un bref sĂ©jour ignoraient ces prĂ©occupations. Il y a de tout au souk disaient-ils. Pourquoi s’entĂȘter Ă  toujours gratter une terre pierreuse qui ne donne pas grand-chose qu’il pleuve ou pas » Ceux-lĂ  achetaient leur pain chez le boulanger ils ne peinaient pas pour en fabriquer. Le paysan du Sud devait labourer semer suer moissonner et battre l’orge avant d’avoir du pain ou du couscous. Il vivait de sa terre et n’avait pas d’autre revenu comme le citadin qui semblait ignorer la misĂšre dont il Ă©tait lui-mĂȘme issu. Un com- merçant de Casablanca ou de Tanger qui se pavanait chaque Ă©tĂ© dans son village natal et dont chaque geste paraissait dire HĂ© M’as-tu vu Moi j’ai rĂ©ussi » Un vrai tarĂ© aux yeux de ce pauvre paysan qui disputait Ă  la terre rude sa maigre subsistance et qui en rĂ©ponse et pour lui seul disait tout bas Je vis proprement sainement. Moi je ne mange pas le poison des villes et je ne vais pas chez le mĂ©decin pour soigner mon estomac ou mon foie... » MĂȘme le vieux BouchaĂŻb qui pourtant en avait vu d’autres mĂ©prisait ces gens qui venaient faire Ă©talage de leur fortune si rapidement acquise et qui distribuaient l’aumĂŽne au compte-gouttes... Ces parvenus sentaient encore l’indigence Ă  plein nez chose dont ils ne pouvaient pas se dĂ©barrasser comme d’une vieille dĂ©froque. Elle les avait si bien marquĂ©s qu’elle les tenaillait si ancienne fĂ»t-elle elle les poussait mĂȘme Ă  suspecter tout le monde. Aussi ne donnaient-ils jamais rien de bon coeur. Ils avaient peur de tout perdre et de retomber dans la misĂšre de jadis. Ils se revoyaient pouilleux en hardes se grattant jusqu’au sang en des jours qui se prolongeaient indĂ©finiment dans la clartĂ© fauve du soleil affamĂ©s assoiffĂ©s et n’ayant d’autre ressource que la patience. Mioches sales morveux et criards engoncĂ©s dans une laine grossiĂšre mitĂ©e dix fois raccommodĂ©e certains suçaient des boulettes de terre malgrĂ© les admonestations d’une mĂšre ou d’une tante qui n’avaient rien Ă  leur donner pas la moindre petite galette et d’autres grignotaient n’importe quoi mĂȘme des bouts de bois... C’était presque la famine. L’angoisse taraudait les corps. On mourait vite. Chaque jour on enterrait des nourrissons car les mamelles Ă©taient sĂšches tout comme la glĂšbe... et le ciel limpide dĂ©sespĂ©rĂ©ment bleu un dĂ©fi Ă  toute vellĂ©itĂ© de vie Ă  toute espĂ©rance. VoilĂ  pourquoi ces parvenus qui connaissaient Ă  prĂ©sent le luxe Ă©taient si prĂšs de leurs sous. Si les autres ces paresseux avaient fait la mĂȘme expĂ©rience que nous nous serions tous Ă©gaux et nul ne serait obligĂ© de nous regarder de travers pensaient-ils. Tous les ans nous donnons la zakat et nous rĂ©glons nos impĂŽts Ă  l’État c’est suffisant HĂ© Le reste est pour nous et nos enfants. Que chacun s’assume que diable Nous ne sommes pas responsables des autres ces fainĂ©ants barbares qui nous Ă©gorgeraient bien s’ils le pouvaient Ils n’ont qu’à travailler eux aussi Le pays est si riche il y en a pour tout le monde Personne ne crĂšve plus de faim comme autrefois. Quand on donne du pain au mendiant il vous toise avec mĂ©pris car ce qu’il veut c’est de l’argent. Beaucoup de paresseux s’enrichissent de la sorte... La mendicitĂ© est devenue un mĂ©tier une affaire comme une autre qui tourne bien... Voyez Il y a partout des mendiants aux feux rouges dans les cafĂ©s... Ils embĂȘtent tout le monde. Avec eux on n’est pas tranquille. Si on ne donne rien on est copieusement insultĂ©. C’est trĂšs lucratif. L’État n’a qu’à balayer cette racaille. Ça finit par gĂȘner mĂȘme les touristes. Il y en a assez de voir cette vermine souiller nos belles citĂ©s. Oui On ne voit plus les mendiants dans les quartiers populaires mais lĂ  oĂč l’argent circule en ville et mĂȘme Ă  l’entrĂ©e des banques. Et que dire de ces femmes qui louent des gamins Ă  la journĂ©e pour mendier Elles les droguent pour qu’ils ne pleurent pas. Certaines traĂźnent avec elles deux ou trois gosses... Elles n’hĂ©sitent pas Ă  entrer dans les bars sachant qu’un type qui boit a forcĂ©ment la fibre sentimentale sensible. TantĂŽt on donne tantĂŽt on ne donne pas. C’estslide 26 26 une question d’humeur... » Ainsi justifiaient-ils leur refus catĂ©gorique de distribuer l’aumĂŽne Ă  tout bout de champ et Ă  n’importe qui. Oui oui reconnaissait-on mais ici au village il n’y a pas de mendicitĂ© organisĂ©e. Il y a des pauvres pourtant qui ne tendent pas la main. Il faudrait les aider d’une façon ou d’une autre. » Ceux-lĂ  nous les aidons. Chaque annĂ©e ils perçoivent leur part de la zakat. Que veulent-ils de plus Nous sommes certes riches mais nous ne sommes pas l’État. Or seul l’État a les Ă©paules assez robustes pour supporter ce poids considĂ©rable. » Au fil des annĂ©es les villes grossissaient de l’apport d’une dĂ©ruralisation accĂ©lĂ©rĂ©e consĂ©cutive aux mauvaises conditions climatiques ou tout simplement Ă  l’appel irrĂ©sistible de la grande citĂ© qui obnubilait une jeunesse rĂȘveuse la poussant Ă  abandonner la terre natale pour courir aprĂšs la fortune dans les faubourgs de ces mĂ©gapoles trĂ©pidantes. Et c’étaient ces jeunes gens-lĂ  qui devenaient des dĂ©linquants et des meurtriers car ne trouvant aucun emploi et n’ayant appris aucun mĂ©tier ils devaient voler agresser les autres et mĂȘme tuer pour se nourrir. Tous se droguaient afin d’oublier qu’ils Ă©taient de ce monde. D’autres s’enivraient Ă  l’alcool Ă  brĂ»ler et les plus jeunes qui n’avaient pas encore atteint l’adolescence inhalaient des solvants et des colles fortes qui dĂ©truisaient irrĂ©mĂ©diablement leurs neurones. Il y avait partout de ces enfants qui vivotaient dans les rues au milieu d’une population 27 27 Les communications allant trĂšs vite je vieux BouchaĂŻb Ă©tait bien sĂ»r au courant de ce qui se passait dans les villes mais il n’y remettrait pas les pieds pour tout l’or du monde. MalgrĂ© les changements intervenus au cours des annĂ©es le village restait encore un coin de paradis oĂč la tempĂȘte universelle ne parvenait pas Ă  rompre cet Ă©quilibre immĂ©morial qui semblait Ă©maner des roches et imprĂ©gnait la conscience des hommes d’une foi en la vie plus forte que toute autre tentation... Seuls de jeunes Ă©cervelĂ©s voulant imiter Ă  tout prix leurs aĂźnĂ©s allaient se perdre ailleurs abandonnant Ă  la friche les terres qui les avaient nourris et vu grandir... L’ancienne solidaritĂ© n’existait plus depuis l’indĂ©pendance. Ils devaient se dĂ©brouiller tout seuls pour trouver un emploi. La plupart devenaient garçons de cafĂ© chasseurs d’hĂŽtel. D’autres rĂ©ussissaient Ă  quitter le pays pour la France la Belgique ou la Hollande. Ceux-lĂ  revenaient chaque annĂ©e au volant d’une nouvelle voiture qu’ils revendaient Ă  bas prix avant de repartir. En un mois de vacances fĂ©briles ils dĂ©pensaient toutes leurs Ă©conomies. Les plus futĂ©s ne revenaient pas au pays ils investissaient leur pĂ©cule dans le commerce. Les plus entreprenants s’étaient enrichis au fil des ans. D’aucuns avaient acquis des plantations d’agrumes facilement exportables dans la vallĂ©e du Souss. Ils revenaient parfois mais ils ne s’attardaient pas. Ils Ă©taient devenus des hommes d’affaires pas des immigrĂ©s ordinaires. AprĂšs des annĂ©es d’usine ils avaient rĂ©ussi Ă  voler de leurs propres ailes et ce bien avant les annĂ©es de rĂ©cession et de chĂŽmage qui laissaient la majoritĂ© des expatriĂ©s dans un Ă©tat de dĂ©sespoir sans bornes. Incapables de se recycler ils dĂ©pendaient entiĂšrement de l’assistanat des allocations familiales et autres aides ponctuelles que les mairies allouaient aux familles plĂ©thoriques. Ils Ă©taient passĂ©s du tiers-monde au quart-monde sans mĂȘme s’en rendre compte. CondamnĂ©s Ă  subir leur dĂ©chĂ©ance en Europe ils ne pouvaient plus revenir au pays d’oĂč ils Ă©taient partis un beau matin pleins d’espĂ©rance et rĂȘvant d’un avenir dorĂ© oĂč tout serait facile vu qu’ils gagneraient des sommes colossales pensaient-ils. Mais les annĂ©es passant sans rien apporter d’autre qu’une misĂšre Ă  peine dĂ©guisĂ©e ils durent dĂ©chanter et oublier pourquoi ils s’étaient exilĂ©s. Leurs enfants incultes comme eux rééditĂšrent le mĂȘme topo en l’amplifiant. Ils constituaient dĂ©sormais l’essentiel de la population dĂ©linquante et carcĂ©rale des pays d’Europe car le trafic de stupĂ©fiants et le vol Ă©taient le seul mĂ©tier oĂč ils excellaient. Un mĂ©tier Ă  la portĂ©e des exclus de la sociĂ©tĂ© industrielle qui rejetait ces indĂ©sirables en des banlieues surpeuplĂ©es dangereuses et sinistres. - Ces enfants nĂ©s en Europe sont les pires qui soient dit le vieux BouchaĂŻb. Ils ne respectent mĂȘme pas les morts. J’en ai vu une bande qui profanait les tombes. Ils ne parlent mĂȘme pas notre langue. Qu’est-ce que je pourrais bien leur dire Parler Ă  leur pĂšre Je n’ai plus le temps de m’occuper de ça. D’ailleurs je suis blasĂ© et fatiguĂ©. Que ces garnements tombent donc un jour sur une de ces vipĂšres noires qui infestent les tertres et on rira bien Il paraĂźt qu’on ne survit pas plus d’une heure Ă  leur morsure... - Mais ils ne font pas que cela dit la vieille. Ils saccagent aussi les cultures du cĂŽtĂ© de la riviĂšre. - Et que font donc les propriĂ©taires - Ils ont portĂ© plainte. Le pĂšre paiera sĂ»rement une amende. Tu connais leur pĂšre - Je l’ai connu tout mioche. C’était alors un bon petit gars. - Mais ses enfants... - Ce ne sont pas ses enfants vu qu’ils sont nĂ©s en France. Ils ressemblent Ă  tous les voyous du monde. Tu vois les parents n’ont plus aucun pouvoir sur leur progĂ©niture. - Dieu nous prĂ©serve de ces diablotins dit la vieille. - Nous ne risquons plus rien nous autres. Nous avons mieux vĂ©cu que ces parents qui ont semĂ© Ă  tout-va sans savoir oĂč cela pourrait les mener. Beaucoup s’en sont mordu les doigts. N’a pas une bonne progĂ©niture qui veut. Allons chercher les petits os des vieux » ont dit ces chenapans en courant dans le cimetiĂšre et en donnant des coups de pied dans les tertres. Du jamais-vu Ils n’ont mĂȘme pas peur de la mort et encore moinsslide 28 28 de ses symboles Ils se conduisent tout Ă  fait comme des charognards. Je me demande ce qu’on leur apprend lĂ -bas dans les Ă©coles. Cette bande d’enfants venus de France pour seulement un mois de vacances et pour connaĂźtre le village de leur pĂšre Ă©tait mal vue par les autochtones. Elle Ă©tait turbulente et ne comprenait pas l’idiome local. Il n’y avait entre ces gamins et les gens aucune communication. En outre ils causaient des dĂ©prĂ©dations au prĂ©judice des cultivateurs. Ils arrachaient des fruits des tomates des aubergines sans aucun discernement... et ils emportaient cela comme un butin de guerre. Le plus ĂągĂ© avait Ă  peine quatorze ans. C’était lui le meneur Je connais la tombe Ă  grand-mĂšre. Allons-y Je prendrai un petit os comme ça il montra son pouce comme souvenir. Je le mettrai dans un tube de verre comme une relique. J’ai dĂ©jĂ  vu ça dans les Ă©glises. » Ils se rendirent donc au cimetiĂšre et ils se mirent aussitĂŽt Ă  gratter les tertres avec des bouts de bois. À ce moment-lĂ  le vieux BouchaĂŻb passait dans les parages. Ils le regardĂšrent effrontĂ©ment sans cesser de fouiller... Le Vieux les maudit cent fois lui que le nom seul du cimetiĂšre effrayait lorsqu’il Ă©tait enfant. Il ne s’arrĂȘta pas et ne leur dit rien. D’ailleurs ils parlaient une langue Ă©trangĂšre. Une langue qu’il comprenait Ă  peine. Une langue de dĂ©mon sans doute. Ça n’était pas le français qu’il avait baragouinĂ© Ă  la caserne ni celui parlĂ© par les Ă©piciers de Casablanca. C’était le langage obscur d’un autre monde une sorte d’argot en somme. Est-ce que leurs parents les comprennent au moins s’était-il demandĂ©. Je n’en suis pas si sĂ»r. »slide 29 29 L’hiver commença par des rafales de vent qui balayaient la vallĂ©e avec une violence telle que certains palmiers lĂ©gendaires furent abattus comme des fĂ©tus de paille. La tempĂȘte faisait rage et personne n’osait sortir. Les bĂȘtes et les hommes restaient cloĂźtrĂ©s et toutes les portes et les fenĂȘtres closes. Un froid glacial s’était soudain rĂ©pandu car il avait abondamment neigĂ© sur les hauteurs. On entendait le bruit ronflant du torrent principal et de ses affluents quand le vent tombait. Cette musique Ă  la fois sourde et rĂ©gu- liĂšre aux rythmes multiples divertissait ceux qui ne comptaient que sur la terre pour vivre. Quand on se hasardait Ă  monter sur la terrasse on voyait au loin scintiller la grande cascade du djebel Lekest dont la chute vertigineuse finissait six cents mĂštres plus bas entre deux villages accrochĂ©s au mont comme des arapĂšdes. Les routes Ă©taient coupĂ©es lĂ  oĂč passaient les cours d’eau et oĂč n’existait pas de pont. Aussi ne voyait-on plus aucune automobile. On Ă©tait isolĂ© du reste du monde car personne n’allait au souk. On attendait une accalmie terrĂ© chez soi devant un feu de kanoun pĂ©tillant qui enfumait la maison. Le temps s’écoulait sans que l’on s’en prĂ©occupĂąt le moins du monde. Comme la tourmente ne durait guĂšre plus de quelques jours on prĂ©fĂ©rait rester bloquĂ© bien Ă  l’abri plutĂŽt que d’aller se risquer Ă  l’extĂ©rieur. Beaucoup d’imprudents avaient perdu la vie de cette maniĂšre. Certains d’avoir bravĂ© le torrent en crue... D’autres furent assommĂ©s par la chute d’un arbre ou d’une grosse pierre. On Ă©tait constamment en danger au-dehors lorsque la nature se dĂ©chaĂźnait et qu’un flot diluvien emportait tout sur son passage animaux Ă©garĂ©s mais jamais d’animaux sauvages arbustes dĂ©racinĂ©s etc. Chez soi on se vĂȘtait chaudement et on se chauffait Ă  un grand feu de bois qu’on entretenait rĂ©guliĂšrement. On se racontait des histoires on mangeait et on dormait. On se reposait ainsi pour mieux affronter les fatigues Ă  venir car il y aurait la terre Ă  travailler le fumier Ă  sortir et bien d’autres besognes. - C’est trop enfumĂ© ici dit le Vieux. - Le soupirail est ouvert dans l’anoual 1 mais le vent rabat la fumĂ©e rĂ©pondit la vieille. - La mosquĂ©e me manque dit le Vieux. Le pauvre fqih est tout seul sans doute mais on doit lui porter sa nourriture par tous les temps c’est une obligation. - Il n’est pas Ă  plaindre. Il a droit Ă  quatre repas par jour petit dĂ©jeuner dĂ©jeuner goĂ»ter et dĂźner. Qui dit mieux Et qui de nous autres dĂ©vore autant de nourriture - C’est une tradition le fqih doit ĂȘtre choyĂ© plus que tout autre affirma le Vieux. - Au moins le nĂŽtre est un type bien. - Tu parles du nouveau - Oui. - Il est encore Ă  l’essai. Au fait le vieux a pris sa retraite. Maintenant nous avons un jeune frais Ă©moulu de l’institut de Taroudannt. Il est trĂšs cultivĂ©. Et il ne porte pas la barbe comme tant d’autres... - Toi tu en portes une. - J’ai toujours eu une barbe. - Elle te sied bien. - Certes Je ne me vois pas sans barbe. Elle n’est pour moi rien d’autre que le prolongement de mon corps pas une parure ni un signe distinctif. Mais qu’est-ce qu’on va bien pouvoir grignoter ce soir dis - Un tagine aux oignons et aux pruneaux. - C’est bon. - Il n’y a pas encore de lĂ©gumes. - Donc pas de navets et pas de carottes. - Tu en auras plein dans quelques semaines. Tu seras mĂȘme Ă©c ƓurĂ© tellement il y en aura. 1 - Cuisine berbĂšre 30 30 - Dieu fait bien les choses. - Qu’Il soit louĂ© dit-elle. J’ai prĂ©parĂ© un joli quignon bien rond et bien craquant et dorĂ© comme tu aimes. Que voudrais-tu comme viande Du boeuf s’il en reste. - Il y en a du salĂ©. C’est plus succulent que la viande fraĂźche. - Un mets de pacha. - Un mets tout court. Les pachas mangent la gazelle Ă  ce qu’on dit. - Ils ne se refusent rien. Le Vieux fumait paisiblement et buvait du thĂ©. Il y avait devant lui sur une petite table ronde un cahier ouvert un porte-plume et un encrier. De temps en temps il couchait un vers ou deux sur la page blanche. Il venait de commencer un nouveau poĂšme. La vieille le regardait faire sans oser lui demander ce qu’il Ă©crivait. Mais elle se doutait que ça ne pouvait ĂȘtre que de la poĂ©sie cette poĂ©sie qu’elle aurait tant aimĂ© entendre. Le Vieux mettait en vers l’histoire Ă©pique d’un saint mĂ©connu qui aurait combattu les dĂ©mons et autres ĂȘtres infernaux toute sa vie durant. À cĂŽtĂ© de son maĂźtre le chat roux somnolait sur un oreiller et chaque fois qu’il entendait le crissement de la plume sur le papier il dressait les oreilles et remuait la queue. À un moment donnĂ© le Vieux dit tout haut - Mon chat tu comprends la poĂ©sie. Chaque fois que la plume court sur le papier tu te redresses comme pour applaudir. Tu saisis tout rien qu’à ce bruit insolite. La vieille Ă©clata de rire. Elle dit vivement comme pour se rattraper - Ne t’offense surtout pas. Mais pardonne-moi. Je dois rire en effet. AprĂšs tout un chat n’est qu’un chat. C’est seulement le bruit qui le fait rĂ©agir. C’est Ă  moi que tu devrais dire ces poĂšmes pas au chat. Et pourquoi pas Ă  la mule ou Ă  la vache tant que tu y es -Tu exagĂšres Ces animaux comprennent mieux que les hommes. - Je ne crois pas. Bon Voici le dĂ©but de ce nouveau poĂšme Ne cherchez pas ĂŽ gens. Le saint n’a point de tombe. Son corps fut enlevĂ© avant son dernier souffle Par les Anges du Seigneur. Du jour au lendemain on ne le revit plus Sur terre mais d’aucuns disent qu’il marche la nuit Sur les eaux brillantes du firmament. BouchaĂŻb attendit la rĂ©action de sa femme. Elle dit au bout d’un moment - Mais c’est fascinant Tu dois continuer. - Je continue. Quand il sera achevĂ© je te le dirai en entier. - Comme je suis impatiente Elle alla prendre des braises dans le kanoun afin d’en remplir un brasero puis elle s’assit et commença Ă  prĂ©parer sous l’oeil Ă©bloui du Vieux un tagine qu’elle condimenta d’aromates aux fragrances rares. La narine du Vieux Ă©tait titillĂ©e par cet agrĂ©able fumet. Il en laissa mĂȘme tomber son porte-plume pour suivre les gestes prĂ©cis et lĂ©gers de la vieille femme. Un bonheur ineffable s’exhalait de sa personne. - C’est une vĂ©ritable tentation dit-il. Ton merveilleux travail me distrait du mien. Mais ce que tu fais lĂ  c’est aussi de la poĂ©sie. - Ha - Oui c’est de la poĂ©sie. Que Dieu te bĂ©nisse. Elle ne sut que rĂ©pondre. DĂšs qu’il eut reniflĂ© l’odeur de la viande le chat se prĂ©cipita vers sa maĂźtresse en miaulant. - HĂ© Attends comme tout le monde dit-elle. Mais elle lui donna un petit quelque chose qu’il emporta sur l’oreiller. À l’extĂ©rieur la tempĂȘte Ă©tait tombĂ©e. Seules quelques rafales de vent sifflaientslide 31 31 encore par intermittence. Le bruit grondant et continu du torrent dominait tout autre bruit. Pour plus de commoditĂ© le vieux couple s’était installĂ© dans la petite piĂšce qui servait de salon 1 . On y Ă©tait au chaud malgrĂ© les fenĂȘtres ouvertes. Le grand brasier du kanoun qui Ă©tait dans une piĂšce contiguĂ« enfumĂ©e et pleine de suie suffisait Ă  maintenir une bonne tempĂ©rature dans la demeure. Par les fenĂȘtres on pouvait voir tomber la pluie et s’agiter la cime des palmiers-dattiers et les branches hautes d’un gigantesque tĂ©rĂ©binthe le seul de tout le village. Cet arbre unique Ă©tait la propriĂ©tĂ© de la mosquĂ©e. Chaque annĂ©e BouchaĂŻb vendait les baies rouges qu’il produisait Ă  un nĂ©gociant d’Agadir qui venait aussi pour les caroubes. Nul ne savait ce que l’on fabriquait avec les fruits du tĂ©rĂ©binthe. Ces dĂ©mons d’EuropĂ©ens savent tirer profit de tout » disait-on seulement faute d’une autre explication. BouchaĂŻb lui savait qu’on en extrayait une essence mĂ©dicale. Il s’en Ă©tait frictionnĂ© un jour la poitrine au temps de ses vagabondages car il souffrait d’un refroidissement carabinĂ©. GrĂąces soient rendues Ă  ce vieux juif qui m’avait donnĂ© cette fiole se dit-il en regardant les branches agitĂ©es de l’arbre. Mais reprenons notre Ă©popĂ©e. » Il se remit Ă  Ă©crire. L’inspiration Ă©tait bien lĂ  mais ça ne venait pas vite. C’était comme une distillation. Le Vieux travaillait par Ă -coups laborieusement. Parfois il s’interrompait pour fumer et boire du thĂ© ensuite il reprenait son texte. Il semblait lointain comme aspirĂ© par les forces magnĂ©tiques d’un univers insondable. Il travailla ainsi jusqu’à la tombĂ©e de la nuit. Sa femme qui venait d’allumer les lampes le pria de venir manger. Elle apporta une grande table ronde et basse sur laquelle elle disposa le repas. - Mais je n’ai pas fini dit BouchaĂŻb. - Tu finiras demain. Il rangea le cahier le porte-plume et l’encrier dans une niche murale et ils s’attablĂšrent. Le Vieux s’était tu. Il semblait hantĂ© par le fantĂŽme du saint qu’il Ă©voquait dans sa poĂ©sie. Un saint qui terrassait les dĂ©mons et dĂ©fiait le diable. À la fin du repas il rompit le silence. - C’était bon dit-il. Elle apprĂ©cia l’éloge sans rĂ©pondre. Le Vieux loua Dieu pour ses bienfaits et ajouta - Le printemps prochain sera agitĂ©. Il y aura encore des mariages. Les riches viendront se marier avec des filles riches. On ne verra plus que des autos de luxe des hommes et des femmes bardĂ©s d’or. Les pauvres seront exclus de ces fĂȘtes. Mais au fait n’as-tu pas remarquĂ© quelque chose de nouveau dans le village - Quoi donc demanda-t-elle. - HĂ© Ça saute aux yeux Tout le monde plaint les filles pauvres. Elles ne se marient plus. Personne ne veut d’elles. Elles finiront vieilles filles. Les garçons pauvres sont en ville. Ils bricolent et se marient lĂ -bas avec la premiĂšre venue. Les filles qui restent ici croupissent dans leur coin. Leur lot Les travaux pĂ©nibles et rien d’autre. Que Dieu maudisse la pauvretĂ© - C’est bien triste dit la vieille. Il y a en effet des filles de trente ans qui se morfondent dans leur dĂ©sespoir. Elles ne rĂȘvent plus comme Ă  dix-sept ans d’un beau jeune homme mais d’un vieux- veuf qui pourrait les sortir de lĂ ... - En ville elles se seraient prostituĂ©es dit le Vieux. Ce n’est pas possible ici elles n’ont jamais connu d’homme. - C’est lamentable Elles n’ont pas de chance. Le Vieux reprit - L’annĂ©e derniĂšre Ă  la floraison des amandiers il y a eu ce fameux mariage dont tout le monde parle encore. On y a mangĂ© vingt mille poulets de batterie deux cents moutons et cinquante piĂšces de boeufs - et je ne compte pas le reste. On a dĂ©pensĂ© des 1 - La tamasreĂŻt berbĂšre - littĂ©ralement l’ 32 32 centaines de millions en quelques jours. Des camions frigorifiques apportaient de Casablanca les victuailles. C’était le luxe partout. Personne ici n’était invitĂ© sauf moi. Va savoir ce qui leur a pris J’étais profondĂ©ment choquĂ©. Est-ce que tu sais ce que reprĂ©sente un million - Non dit la vieille. Le Vieux sortit de son portefeuille un billet de cinquante dirhams. Il le montra Ă  sa femme - Tu sais combien c’est - Mille rials dit-elle sans hĂ©siter. - Eh bien un million c’est deux cents fois ce billet Pour ce mariage ils en ont dĂ©pensĂ© des milliers et des milliers. - C’est qu’ils en ont beaucoup. - Ils en ont mĂȘme de trop Ă  mon goĂ»t. C’est une honte Ce sont des choses que Dieu rĂ©prouve. Tu sais que nous mangeons Ă  peine un million par an - Je ne sais rien je ne sais pas compter comme toi. - Un million c’est beaucoup d’argent par les temps qui courent. Peu de gens gagnent cette somme dans l’annĂ©e. Mais assez parlĂ© Couchons-nous plutĂŽt. Ils se couchĂšrent aprĂšs avoir fermĂ© les fenĂȘtres et Ă©teint les lampes. Le Vieux ne s’endormit pas tout de suite il pensait Ă  la geste du saint mĂ©connu en Ă©coutant le bruit rĂ©gulier du torrent et le ronronnement du chat tout Ă  cĂŽtĂ© de 33 33 Une bruine persistante continua de tomber pendant des jours et des nuits aprĂšs les grandes averses annonciatrices dune saison opulente. À chaque accalmie les gens vaquaient Ă  leurs travaux agricoles. On eut donc presque tout de suite les premiers lĂ©gumes dhiver et le Vieux sen rĂ©gala abondamment car il adorait les produits frais de la terre. Sa vieille femme lui prĂ©para un couscous n’wawsaĂŻ 1 sans viande quil avala boulette aprĂšs boulette avec du petit-lait parfumĂ© de thym moulu. À la maison tout le monde Ă©tait heureux y compris les bĂȘtes. On aimait la verdure et tous en mangeaient sauf le chat roux. Les premiĂšres oranges arrivĂšrent en janvier et cest le Vieux qui en cueillit comme sil se fĂ»t agi dun rite sacerdotal. Il fit une invocation Ă  Dieu avant de commencer Ă  dĂ©tacher les fruits des branches et Ă  en remplir un couffin. Il s’empĂȘcha d’en goĂ»ter voulant partager ce plaisir avec sa femme. Il les mit donc dans un Ă©norme pot de terre dĂ©corĂ© de motifs berbĂšres qu’il disposa bien en vue sur une table dans le salon. Les oranges fraĂźchement cueillies parfumaient agrĂ©ablement la piĂšce. Pour tuer le temps Bouchai se prĂ©para un thĂ© corsĂ© Ă  l’absinthe et sortit son cahier son porte-plume et son encrier. Il fuma d’abondance. Sentant que quelque chose se passait le chat roux reprit sa place ordinaire sur l’Oreiller prĂšs de son maĂźtre. Ce matin-lĂ  un soleil Ă©blouissant inondait le paysage agreste et faisait Ă©tinceler la neige sur les crĂȘtes. On entendait s’interpeller les gens dans les champs environnants. Une gaietĂ© fĂ©erique avait soudain envahi le coeur racorni des ĂȘtres et les plus mĂ©lancoliques partageaient cette joie Ă©lĂ©mentaire. MĂȘme ces pauvres vieilles filles doivent ressentir un peu de bonheur se dit le Vieux. Ce bonheur de vivre qui est le bien le plus prĂ©cieux au monde. » Oui ces vieilles filles Ă©taient aussi gaies que les autres. N’espĂ©rant plus rien elles s’étaient rĂ©solues Ă  vivre sans rĂȘves et par consĂ©quent sans soucis. Fini le temps oĂč elles voyaient partout l’apparition inopinĂ©e d’un prince charmant Elles ne pensaient plus Ă  leur corps et ne se regardaient plus longtemps dans un miroir. Ces petites prĂ©occupations fĂ©minines leur Ă©taient devenues Ă©trangĂšres le jour oĂč elles avaient eu la conviction qu’elles passeraient leur existence seules et sans homme dans une famille qui les trouverait d’un poids pesant et sans profit... Il vaut mieux qu’elles soient seules plutĂŽt qu’avec un misĂ©- rable qui leur ferait une flopĂ©e de gosses et les battrait parce qu’il est sans le sou. Elles sont beaucoup plus heureuses Ă  mon sens pensa le Vieux. À l’heure qu’il est elles ne songent mĂȘme plus au mariage et pas mĂȘme Ă  cet hypothĂ©tique vieux veuf... Tant mieux Elles vivent tranquilles ainsi. » Il y en avait une pas loin d’ici qui chantait tout en travaillant. Mais le Vieux n’entendait pas distinctement les mots quoique la voix de la fille fĂ»t claire et belle. Une voix aiguĂ« qui s’apparentait aux voix instrumentales d’une Mongolie mythique. La voix des filles du Sud au son pareil Ă  celui d’un Stradivarius manipulĂ© par des doigts magiques ceux d’un jeune prodige tel qu’il n’en naĂźt qu’un tous les mille ans. Et cette voix gracieuse montait des champs verts et fleuris d’une contrĂ©e oubliĂ©e au fond des Ăąges sombres. Le Vieux qui s’était remis Ă  Ă©crire avait rempli deux pages de ce cahier d’écolier qu’il affectionnait tant. Tout comme un Ă©lĂšve douĂ© et disciplinĂ© il traçait les mots en respectant la marge. Il aimait faire ce travail de fourmi car il Ă©tait mĂ©ticuleux. Son Ă©criture fine s’agrĂ©mentait d’une Ă©toile Ă  la fin de chaque strophe. Il en Ă©tait lĂ  quand sa femme revint de ses corvĂ©es matinales. Elle vit aussitĂŽt les oranges. - Eh bien Des oranges... Les premiĂšres. Allez J’en prends une. 1 - Couscous d’orge agrĂ©mentĂ© de jeunes tiges de navet coupĂ©es 34 34 Elle en prit une qu’elle pela et mangea sans se presser. - Elle est fameuse dit-elle. - Je n’en ai pas encore goĂ»tĂ© rĂ©pondit le Vieux. - Mais prends-en donc - Plus tard. LĂ  je suis occupĂ©. Et ça coule de source cette fois. Je ne vais pas m’interrompre. Le saint se manifeste avec force. On dirait qu’il veut sortir de l’oubli. - Eh bien continue. Je vais prĂ©parer le dĂ©jeuner. - Fais du couscous... avec beaucoup de navets. - D’accord. Elle partit. Le Vieux continua d’écrire jusqu’à l’heure du dĂ©jeuner. Il rangea alors ses instruments de travail dans la niche murale et aprĂšs avoir jetĂ© un long coup d’oeil Ă  l’extĂ©rieur il revint s’asseoir Ă  sa place. Il Ă©tait tout Ă©moustillĂ© car cette rĂ©daction l’avait ragaillardi. Son regard se porta sur les oranges. Il en pela une qu’il dĂ©gusta pour mieux en apprĂ©cier la saveur. Orange fille du soleil dit-il tu es belle et nourrissante. Hercule a dĂ» lutter Ă  mort pour t’obtenir - j’en aurais fait de mĂȘme si j’avais vĂ©cu en ce temps-lĂ . Aujourd’hui mĂȘme un gueux peut te manger sans t’apprĂ©cier tellement tu es devenue commune. Cette civilisation du ventre ne te vaut rien. » Ce mot d’esprit le fit rire. Le trouvant ainsi sa vieille femme lui en demanda la cause. - Je parlais Ă  l’orange dit-il. Autrefois un roi avait condamnĂ© un gĂ©ant Ă  lui rapporter des pommes d’orslide 35 35 Manque pages 92-95slide 36 36 le besoin d’aller et venir comme un ours dans sa cage car il n’aimait pas ĂȘtre enfermĂ© entre quatre murs surtout la nuit... Quand il ne traçait pas sur le cahier d’écolier ses lignes fines et rĂ©guliĂšres Ă©maillĂ©es d’étoiles savamment dessinĂ©es entre des strophes plus ou moins longues il conversait avec sa vieille Ă©pouse comme il l’eĂ»t fait avec un homme cultivĂ© et il lui apprenait des choses qu’elle ignorait ou dont elle n’avait jamais entendu parler ce qui faisait qu’elle en savait plus sur les mystĂšres du monde que le plus informĂ© des villageois qui n’écoutaient que la radio cette radio berbĂšre sans autre programme que des chansons toujours les mĂȘmes... Ceux qui connaissaient la langue arabe pouvaient suivre des Ă©missions dans cette langue sur plusieurs stations Ă©couter des programmes variĂ©s des informations dĂ©taillĂ©es mais ils Ă©taient rares. La majoritĂ© des villageois Ă©tait illettrĂ©e et inculte et quand certains parlaient l’arabe ils ne parlaient que le dialectal pas l’arabe classique en usage dans les mĂ©dias. Oui sans mĂȘme savoir lire et Ă©crire la vieille Ă©pouse de BouchaĂŻb possĂ©dait une certaine culture et beaucoup de connaissances autres que celles touchant exclusivement Ă  l’agriculture. Elle Ă©tait visiblement heureuse d’avoir un mari tel que le Vieux qui savait parler aux femmes. Sachant que les autres n’accordaient aucune importance Ă  leurs Ă©pouses avec lesquelles ils ne parlaient que des choses banales elle Ă©tait doublement ravie. Pour elle le monde ne s’arrĂȘtait pas Ă  ces montagnes il Ă©tait vaste et multiforme. TĂŽt le matin le lendemain le guide touristique attitrĂ© vint voir le Vieux pour tenter de louer sa mule. Il Ă©tait accompagnĂ© de cinq jeunes AmĂ©ricains et il cherchait d’autres bĂȘtes des Ăąnes de prĂ©fĂ©rence. Ils voulaient faire une randonnĂ©e dans la rĂ©gion mais sans trop s’éloigner de l’agglomĂ©ration. Ce guide polyglotte Ă©tait nĂ© ici mais il habitait-le chef- lieu oĂč se trouvaient l’administration et le souk. Il avait une femme et des enfants au village une autre femme et des enfants Ă  Tiznit et une troisiĂšme Ă©pouse au souk mĂȘme. C’était la derniĂšre. Elle Ă©tait jeune et il vivait avec elle. Quant aux autres il les laissait se dĂ©brouiller toutes seules... Un aventurier tout comme son pĂšre que le Vieux avait frĂ©quentĂ© - Un baroudeur et un sacrĂ© bandit mais un homme loyal. » - Tu veux louer des bĂȘtes pour la journĂ©e - Oui Da BouchaĂŻb. Et ta mule aussi. - Ah ça non Ma mule ne connaĂźt que son maĂźtre. Mais pour le reste c’est simple. Il faut aller voir le Mokaddem il se dĂ©brouillera. Je vais faire du thĂ©. Dis Ă  ces jeunes gens de monter. La porte est ouverte et tu connais la demeure. - Nous arrivons. Le Vieux qui Ă©tait dans le salon et qui avait parlĂ© au guide par la fenĂȘtre les attendit. Quand ils l’eurent rejoint il les salua et les invita Ă  s’asseoir ce qu’ils firent aussitĂŽt. – Ce sont des AmĂ©ricains rĂ©pĂ©ta le guide. L’un d’eux vit ici depuis deux ans. Il fait un travail universitaire sur les us et coutumes d’un village bien de chez nous et il vit exactement comme les gens qui l’ont acceptĂ© et bien accueilli... Il mange comme eux s’habille comme eux va au souk comme eux Ă  dos d’ñne... Les quatre autres viennent d’AmĂ©rique. Ils veulent voir le pays qui disent-ils est inconnu chez eux. Si tu les vois mal fagotĂ©s c’est qu’ils ne veulent pas ressembler Ă  l’homme ordinaire de leur sociĂ©tĂ©. Ce sont des contestataires. Ils n’aiment pas la guerre que fait leur pays en Asie du Sud-Est. Ils sont contre leur prĂ©sident le CongrĂšs et les gĂ©nĂ©raux belliqueux. Ils disent que ces gens-lĂ  envoient la jeunesse amĂ©ricaine Ă  la mort... Une jeunesse qui lorsqu’elle en rĂ©chappe est si droguĂ©e qu’elle est fichue... Certains deviennent fous. Ceux-lĂ  sont dangereux... Ils s’arment entrent dans un restaurant et ouvrent le feu sur les consommateurs. Il y a eu des massacres. D’autres quittent carrĂ©ment la ville le village la ferme. Ils s’isolent dans les montagnes vivent dans les cavernes comme l’ours ou le coyote. Ils ne veulent plus entendre parler des hommes ni se voir dans une glace. Ils sont retournĂ©s Ă  l’état sauvage. Ces jeunes que tu vois sont contre tout ça. – Ils ont raison assura le Vieux. J’entends parler de cette guerre Ă©pouvantable. C’estslide 37 37 au Vietnam que ça se passe je crois. - Au Vietnam au Cambodge au Laos... - Ma femme n’est pas ici mais je vais quand mĂȘme prĂ©parer le thĂ©... C’est qu’il n’y a peut-ĂȘtre pas encore de braises
 - Nous n’avons guĂšre le temps. Et nous reviendrons une autre fois si tu le dĂ©sires. Maintenant nous sommes pressĂ©s. Le temps qu’on trouve des bĂȘtes... Une autre fois hein dit le guide. D’accord... - D’accord Va mon fils 38 38 Les autres partis le Vieux descendit dans le jardin histoire de respirer un peu dair frais et de jeter un coup doeil sur lensemble. Il remarqua que les amandiers allaient bientĂŽt fleurir et que bien des plantes Ă©taient dĂ©jĂ  envahies par des kyrielles dinsectes tant elles embaumaient et resplendissaient. À ce moment il vit le chat Ă  laffĂ»t au pied dun figuier et il comprit vite ce quil cherchait il y avait sur une branche de larbre une mĂ©sange qui tenait une brindille dans son bec. – HĂ© chat audacieux Doucement Tu ne vas tout de mĂȘme pas t’attaquer Ă  ce joli passereau. Il est ici chez lui comme toi. Allez Rentre Ă  la maison Va courir aprĂšs les rats si le serpent en a laissĂ© dit le Vieux en chassant sans mĂ©nagement le fĂ©lin. Je naimerais pas le voir arriver dans le salon avec un de ces oiseaux entre les dents. Cela me mettrait dans une telle rage que je serais capable de le haĂŻr moi qui laime tant. Mais un chat est d abord un chat. Et s’il a des instincts de chasseur qu’y puis-je » Il fit un tour d’inspection du cĂŽtĂ© des arbres fruitiers alla couper quelques tiges de menthe et d’absinthe et rentra laissant derriĂšre lui le chatoiement soyeux d’une multitude de papillons d’abeilles et autres insectes qui furetaient partout. Dommage qu’il n’y ait pas encore de braises se dit-il. J’aimerais bien me faire un thĂ©. Mais attendons que ma vieille Ă©pouse revienne. » Il s’assit donc et attendit. Au bout d’un moment elle entra dans le salon. - Mais tu ne fais rien lui dit-elle. - Je voulais prendre un thĂ© mais il n’y a pas de braises. - Il y en a. Je vais tout apporter ici ne bouge pas. Elle alla chercher le nĂ©cessaire pour faire du thĂ©. - Tu vois l’eau est bouillante. Je savais bien que tu rĂ©clamerais du thĂ©... Tu le fais toi-mĂȘme - Oui je le veux un peu corsĂ© car je dois encore Ă©crire. - Eh bien je te laisse... Je vais mettre le repas en marche dit-elle en s’en allant. Le Vieux prĂ©para son thĂ©. Il le goĂ»ta et pensa Il est bien fort C’est ce qui convient Ă  un vieux chnoque comme moi. » Il fuma et reprit sa posture de scribe. Il Ă©crivit sans s’interrompre jusqu’à ce que sa femme fĂ»t de retour puis ils dĂ©jeunĂšrent et s’assirent enfin pour se dĂ©tendre. Le Vieux lui apprit la visite du guide. - Ah Celui-lĂ  dit-elle. Il paraĂźt qu’il a trois femmes. Celle qu’il a laissĂ©e ici avec des enfants presque nus souffre beaucoup de cet abandon. - C’est un aventurier tout comme son dĂ©funt pĂšre affirma le Vieux. - Qui Ă©tait-il - Un baroudeur une sorte de bandit mais pas un tueur. À ma connaissance il n’a jamais tuĂ© personne. Il aimait bien faire le coup de feu pourtant. - Qu’est-ce qu’il voulait le guide - Louer des bĂȘtes. Il y avait des gens avec lui qui voulaient faire une randonnĂ©e. Je l’ai envoyĂ© chez le Mokaddem. - S’il lui donne quelque chose il aura des bĂȘtes. - Pas si sĂ»r. Il les aura s’il a de la chance. N’oublie pas que les gens travaillent et qu’ils ont besoin d’elles. C’était en effet si vrai que repassant par lĂ  le guide apprit au Vieux qu’ils n’avaient pu faire leur randonnĂ©e faute d’avoir obtenu des bĂȘtes en location - Les gens sortent le fumier. Les Ăąnes sont indisponibles. Mais nous avons marchĂ© un peu ça nous a fait du bien. Maintenant nous filons. Salut. Le guide qui avait hĂ©lĂ© le Vieux sous la fenĂȘtre du salon pour lui parler entraĂźna les autres derriĂšre lui. Ils disparurent entre les arbres. Quelques instants plus tard on entendit le bruit d’un moteur puis le silence retomba dans le petit salon oĂč le Vieux avait repris sa 39 39 Deux jours plus tard on vint frapper Ă  la porte de la maison. C’était un jeune Noir Salem le fils du ferblantier qui fabriquait aussi des sandales Ă  semelles de caoutchouc. - On vous attend chez l’adjudant dit-il. Il circoncit ses deux petits garçons. - Je suis au courant on est venu m’inviter hier. Je m’apprĂȘtais justement Ă  y aller. Alors allons-y. - Moi je ne suis pas invitĂ© dit Salem. - Alors j’y vais seul. Il se rendit chez l’adjudant aprĂšs en avoir informĂ© sa femme. La maison de son hĂŽte ressemblait Ă  un petit chĂąteau mĂ©diĂ©val Ă  pic sur une Ă©minence rocheuse. On y accĂ©dait par un sentier tortueux. Son histoire remontait Ă  la nuit des temps. Le Vieux fut reçu avec chaleur par l’adjudant qui le conduisit dans une piĂšce dotĂ©e d’une petite fenĂȘtre et de plusieurs meurtriĂšres souvenirs du banditisme qui sĂ©vissait dans la rĂ©gion avant la pĂ©nĂ©tration française. Il y avait lĂ  une quinzaine d’invitĂ©s dont un grand personnage vĂȘtu comme un imam et qui n’était en fait que le circonciseur. Il portait une longue barbe blanche de patriarche biblique qui l’eĂ»t fait ressembler Ă  Abraham s’il n’avait arborĂ© un impeccable turban Ă  rayures dorĂ©es et une paire de lunettes de vue. L’ayant assez bien observĂ© le Vieux lui reconnut de la noblesse... Il y avait au centre de la piĂšce trois grands plateaux Ă  thĂ© un samovar fumant une Ă©norme bouilloire sur un brasero mĂ©tallique et des pots de basilic... On n’avait pas encore servi le thĂ©... Il y eut un va-et-vient. On amena deux enfants de sept et cinq ans vers le circonciseur Ă  cĂŽtĂ© duquel Ă©tait assis l’adjudant. Ils Ă©clatĂšrent en sanglots dĂšs qu’ils virent le matĂ©riel du praticien ciseaux longs et luisants Mercurochrome pansements coton... On tĂącha de les calmer en leur racontant n’importe quoi. En vain. Alors le pĂšre se saisit du plus ĂągĂ© le tint fermement comme dans un Ă©tau et lui ayant ramenĂ© la gandoura sur la tĂȘte il le prĂ©senta au circonciseur qui opĂ©ra rapidement aprĂšs avoir murmurĂ© un verset coranique oĂč apparaissaient les noms d’Abraham de MoĂŻse Jacob David et JĂ©sus- Christ... Ensuite ce fut le tour du plus petit. On les pansa et on les reconduisit en larmes chez les femmes oĂč les petites filles malignes les taquinĂšrent et voulurent absolument voir leur zizi. Leur mĂšre les rĂ©conforta en leur donnant des gĂąteries et Ă  la question de savoir ce qu’on allait faire des prĂ©puces elle rĂ©pondit On les enterre sous la grande jarre deau et ils se transforment en salamandres... » Cette rĂ©ponse impressionna les garçonnets qui ne souffraient dĂ©jĂ  presque plus. Ils voulurent aller courir avec les petites filles mais la mĂšre les en empĂȘcha Vous jouerez demain. Aujourdhui cest le repos. » Tout Ă  cĂŽtĂ© une femme cuisait de la viande Ă  confire pour les circoncis comme cĂ©tait la tradition. Une autre faisait des gĂąteaux dont elle remplissait des plats de cĂ©ramique qui Ă©taient emportĂ©s chez les hommes au fur et Ă  mesure. Le Vieux aimait cette rĂ©union de gens simples. Cela le changeait des mariages tonitruants des parvenus. Il estimait l’adjudant. Un homme honnĂȘte et travailleur. Il avait une boutique au souk qu’il ouvrait quatre fois par semaine. Les autres jours il restait avec sa famille au village. Il vaquait aux travaux des champs aidait les uns et les autres et rendait Ă  tous ces menus services parfois inapprĂ©ciables. Ainsi pouvait-il rĂ©parer un moteur de pompe Ă  eau en panne. Il ne se faisait jamais payer. La conversation roulait autour de la circoncision. Cela avait commencĂ© avec Abraham qui s’était fait circoncire le premier Ă  un Ăąge respectable. Il avait appliquĂ© la mĂȘme loi Ă  ses serviteurs mĂąles. Quelqu’un posa la question de savoir si JĂ©sus-Christ Ă©tait circoncis. On l’assura que oui Ă©tant juif de naissance. On passa alors Ă  l’excision des filles dans certains pays d’Afrique et en Égypte... - Il y a pire dit quelqu’un. Je connais un peu l’Afrique. Chez certains Noirs on infibule la vulve des petites filles avec des mandibules de grosses fourmis carnivores. Quand la bestiole a mordu on sĂ©pare la tĂȘte du reste et on ne rouvre la vulve qu’à l’occa- sion du mariage de la fille. C’est pour soi-disant sauvegarder la virginitĂ©slide 40 40 Tous reconnurent que ces procĂ©dĂ©s Ă©taient dignes des sauvages et que l’islam interdisait de telles pratiques. Plus tard on dĂ©jeuna d’un substantiel couscous aux tripes puis on se congratula et tous partirent. Le Vieux rentra chez lui pour faire sa 41 41 Comme les choses vont vite se dit le Vieux. Il y a Ă  peine vingt ans il n’y avait rien de nouveau ici. Et voici que les riches se font maintenant un devoir de possĂ©der dans leurs belles demeures un groupe Ă©lectrogĂšne deux ou trois puits creusĂ©s Ă  la dynamite dans une roche particuliĂšrement dure et qui ne tarissent jamais des salles de bains marbrĂ©es et des waters ad hoc... Adieu la lampe Ă  huile les bougies Adieu le kanoun L’électricitĂ© a tout changĂ© tout chamboulĂ© en un Ă©clair Et voici le tĂ©lĂ©viseur et la parabole Les riches veulent tout voir et tout savoir Ils ne regardent que les chaĂźnes Ă©trangĂšres amĂ©ricaines et europĂ©ennes turques Ă©gyptiennes... Jamais la tĂ©lĂ©vision nationale qu’ils trouvent sinistrement pauvre Pauvre comme les pauvres qu’ils mĂ©prisent Et moi qui n’ai mĂȘme pas un poste de radio HĂ© Ils visionnent mĂȘme en secret des films pornographiques... Ils aiment ça ces vicieux Et ils ont des vidĂ©os et des dĂ©codeurs que sais-je moi Ils ont tout Tout absolument tout pour vivre ici dans une parfaite tranquillitĂ©... Mais non Ils n’y reviennent qu’une fois l’an Quinze vingt jours tout au plus Les autres mois de l’annĂ©e c’est un gardien qui surveille la propriĂ©tĂ© dont les portes restent closes en l’absence du maĂźtre. Il vadrouille donc Ă  l’extĂ©rieur comme un chien Ă  s’occuper des arbres et des bestiaux... Un chien bien payĂ© au demeurant et bien traitĂ© puisqu’il empoche un joli salaire et qu’il a une petite maison bien Ă  lui cadeau du patron. Oui l’électricitĂ© a tout changĂ© la nuit n’est plus aussi sombre qu’elle l’a Ă©tĂ© du cĂŽtĂ© de ces maisons fastueuses. On y est comme dans une ville Ă  prĂ©sent. C’est si lumineux qu’on ne se sert mĂȘme plus d’une torche Ă©lectrique Mais comme le maĂźtre est absent onze mois sur douze l’ancienne nuit d’encre reprend le dessus. Plus de bruit de moteur alors plus d’éblouissements Heureusement que cette brute s’absente ainsi sinon oĂč irait-on Personnellement je prĂ©fĂšre ma vie simple Ă  tout ce tapage Ă  ce clinquant ridicule. Mais la modernitĂ© est contre moi. Je ne suis qu’un vieux croulant un vieux chnoque qui Ă©crit sur un saint aussi mĂ©connu que lui. En marche vers une disparition complĂšte aprĂšs quoi ne resteront que les choses solides bien actuelles le bĂ©ton l’argent la tĂ©lĂ©vision la vidĂ©o les grosses voitures etc. Ça s’impose dĂ©jĂ  assez violemment que diable AprĂšs tout ce qui est vieux sera tenu pour nul et non avenu inutile bon pour la casse On laissera bien entendu quelques vieilles ruines en l’état car on aura toujours besoin d’une image nostalgique fĂ»t-elle pĂ©nible Ă  supporter et l’on paradera dans son domaine et sur les routes au souk et partout oĂč on retrouvera ses semblables opulents. Mais il y aura toujours des pauvres toujours les mĂȘmes et leurs vieilles maisons archaĂŻques toutes rafistolĂ©es... et leurs filles qui vieilliront contre tout bon sens femmes infĂ©condĂ©es rejetĂ©es parce que dĂ©sespĂ©rĂ©ment misĂ©rables quoique parfois trĂšs belles. Il y aura toujours le torrent la vallĂ©e et les montagnes mais pas de ponts pas d’asphalte sur les routes et pas mĂȘme un radier La belle voiture roulera donc sur des pistes caillouteuses traversera le cours d’eau Ă  guĂ© comme un Ăąne. Elle sera empoussiĂ©rĂ©e la belle allemande dĂ©mantibulĂ©e et cabossĂ©e Mais le parvenu n’en aura cure... "Une voiture hĂ© Elle est faite pour ĂȘtre remplacĂ©e J’en achĂšte une nouvelle tous les deux ans. J’ai les moyens moi" Et la belle achĂšve ses jours comme taxi collectif Quelle disgrĂące Ça fait tout de mĂȘme mal au coeur de voir des fortunes filer comme ça Ă  vau-l’eau dans un bled presque nĂ©cessiteux oĂč seuls quelques potentats arrogants dĂ©pensent sans compter CrĂ©sus immatures inconscients du danger et des colĂšres que leur dĂ©sinvolture suscitera immanquablement... Des nantis qui se disent bourgeois mais qui n’en sont pas. Tout juste des parvenus tombĂ©s de la derniĂšre pluie pas des Jacques Coeur comme autrefois Des gens sans tradition mercantile sans legs et sans autre Ă©ducation qu’une barbarie financiĂšre effrĂ©nĂ©e... et qui sont prĂȘts Ă  faire leurs valises au moindre remous social Ă  sauter dans un avion pour la Suisse oĂč leurs comptes numĂ©rotĂ©s les attendent bourrĂ©s Ă  craquer de milliards acquis Dieu sait comment Avant l’indĂ©pendance il n’y avait pas dans tout le pays une dizaine de vrais riches. On les connaissait c’étaient pour la plupart des gens du Makhzen issus de vieilles familles... Des fortunes bĂąties au cours des siĂšcles patiemment par des gĂ©nĂ©rations d’hommes Ăąpres auslide 42 42 gain intrĂ©pides voleurs assurĂ©ment mais traditionalistes Ă  l’excĂšs... Du jour au lendemain en trois dĂ©cennies on a vu apparaĂźtre un nouveau type de riche parvenu sans foi ni loi corrompu et corrupteur vellĂ©itaire qui croit que tout s’achĂšte des fonctionnaires comme du tabac des femmes des terres tout y compris les consciences les plus affermies les moins permĂ©ables aux tentations empoisonnĂ©es de l’argent... Il achĂšte donc ce qu’il peut floue l’État si nĂ©cessaire mĂ©prise et trompe le peuple ce crĂšve-la-faim qui le gĂȘne dans ses rĂȘves grandioses cette piĂ©taille qu’il aurait annihilĂ©e s’il en avait eu les moyens politiques et qui continue de se dresser sur sa route mirifique Ă  le narguer rien qu’en existant Ă  le rappeler Ă  l’ordre constamment lui qui n’est pas lĂ  vit lĂ  sans y vivre vraiment a un pied ici et un autre ailleurs car on ne sait jamais rien n’est tout Ă  fait garanti. Un jour il faudrait dĂ©guerpir fuir s’exiler... Mais on a mis ses billes de cĂŽtĂ©... On a des appartements Ă  Paris Bruxelles Londres Zurich... "On n’est pas des indigents nous autres Si ça tourne au vinaigre eh bien tant pis on ira tenter l’aventure ailleurs Nos enfants sont dĂ©jĂ  grands... ils Ă©tudient aux États-Unis... Ils ne reviendront ici qu’au moment des vacances... Ce sont maintenant des AmĂ©ricains. Ici On n’a rien Ă  faire ici On y est tant qu’on y gagne de l’argent beaucoup d’argent... Mais si ça foire tant pis Le monde est vaste trĂšs accueillant pour des gens comme nous qui pouvons investir n’importe oĂč n’importe quand..." Quelle sale engeance pensa le Vieux. Des ennemis de la patrie pour laquelle d’autres ont donnĂ© leur vie. Mais ne voilĂ -t-il pas que je me fiche en colĂšre C’est cette foutue Ă©lectricitĂ© et ces groupes Ă©lectrogĂšnes qui m’ont remuĂ© HĂ© hĂ© Que le diable les emporte donc eux et leurs manigances de sacripants » La saine colĂšre du Vieux s’apaisa Ă  la vue des amandiers fleuris dont la splendeur incomparable relĂ©gua dans l’oubli la vision qu’il avait eue de la vie du parvenu... On Ă©tait au mois de fĂ©vrier le mois floral par excellence en cette vallĂ©e bien arrosĂ©e et Ă  l’abri dans son confinement mĂȘme... Il Ă©tait sorti ce matin-lĂ  assez tĂŽt pour aller prendre un colis Ă  la minoterie ce colis qui arrivait de France tous les trois mois environ et qui devait contenir du thĂ© de Chine du tabac et peut-ĂȘtre autre chose. Chemin faisant il Ă©tait passĂ© Ă  proximitĂ© de la propriĂ©tĂ© d’un de ces parvenus qu’il mĂ©prisait une rĂ©sidence qu’on avait Ă©rigĂ©e aprĂšs l’arrachage systĂ©matique d’arganiers sĂ©culaires chose qui faisait dire aux superstitieux qu’un grand malheur frapperait celui qui avait donnĂ© l’ordre de les abattre... De retour chez lui le Vieux s’installa Ă  sa place et ouvrit le colis. Il fut Ă©tonnĂ© et content d’y trouver enfin outre ce qu’il attendait un transistor de marque japonaise qu’il essaya aussitĂŽt. Mais c’est prodigieux Moi qui n’y pensais plus me voilĂ  servi Avec ça je peux Ă©couter la terre entiĂšre et savoir ce qui se passe sans avoir Ă  l’apprendre de qui que ce soit. Est-ce qu’il a envoyĂ© un stock de piles Oui oui il est lĂ  dans ce paquet Ă  part. HĂ© Et ça c’est quoi Ah Une robe Une robe française pour ma vieille Ă©pouse. C’est charmant Mais elle ne porte pas de robe Elle s’habille comme une BerbĂšre Pas mĂȘme comme une Arabe et encore moins comme une femme de la ville. Bon Ça lui fera quand mĂȘme plaisir je pense. » Il rĂ©gla le poste sur la frĂ©quence de la station d’Agadir qui diffusait des variĂ©tĂ©s en langue berbĂšre. Il Ă©couta les paroles de l’Ahwach 1 accompagnĂ© de tambourins et de flĂ»tes jusqu’à l’arrivĂ©e de la vieille femme. - Tiens dit-elle. Une radio. - Ça vient de Paris. Mon ami t’envoie aussi une belle robe. Il lui montra le vĂȘtement. Elle n’en avait jamais vu de semblable. - Mais c’est quoi ça - Un habit de femme Les Françaises et les Arabes des villes en portent tous les jours. - Mais je ne peux pas mettre ça moi - Bien sĂ»r que non Mais garde-la dans ton coffre. Tu trouveras bien une jeune fille Ă  qui la donner. Une fille moderne quoi. 1 - Danse et chants traditionnels 43 43 - Bon... Remercie ton ami. Mais c’est de l’Ahwach Ă  la radio Il est magnifique. Ici on ne danse plus on ne chante plus comme autrefois. Il n’y a mĂȘme plus de fĂȘtes collectives. - Ici il n’y a plus rien dit le Vieux. Les traditions sont mortes et enterrĂ©es. Mais il y a encore des villages oĂč l’on danse et chante pendant les fĂȘtes saisonniĂšres et autres. Des villages oĂč les gens vivent les uns prĂšs des autres oĂč tous s’entraident. Ici chacun fuit l’autre. - OĂč se trouvent donc ces fameux villages - Dans la montagne par lĂ  rĂ©pondit le Vieux en faisant un geste circulaire comme pour dĂ©signer les lieux en question. LĂ -bas il n’y a pas de gens riches tous sont Ă©gaux. - Parce que tu penses que c’est Ă  cause des riches qu’il n’y a plus rien ici - Certainement Les riches se veulent rĂ©solument modernes actuels. Ils n’ont pas besoin de l’Ahwach pas besoin de fĂȘtes populaires ni de ces chants et de ces danses qui durent toute la nuit. - Je m’en souviens. Et qu’est-ce qu’il y a aujourd’hui - Il y a la tĂ©lĂ©vision la voiture les femmes et l’argent. - Ho On n’a pas tout ça nous. - Nous on a maintenant une radio. Ils rirent. - Bon Tu n’écris pas - Je vais Ă©crire. Mais prĂ©pare-moi d’abord un bon thĂ© Ă  l’absinthe. Tiens prends ce paquet de thĂ© et mĂ©lange-le avec l’autre qui est dans la boĂźte mĂ©tallique. - Je fais ça tout de suite et aprĂšs je vais cuisiner. Qu’est-ce que tu voudrais - Un couscous aux navets 44 44 - Parfois on se trompe on a le jugement trop hĂątif mais dans l’ensemble j’ai raison. Le cas de Haj LahcĂšne est l’exception qui confirme la rĂšgle dit le vieux BouchaĂŻb Ă  son interlocuteur un homme dans la force de l’ñge maigre et grand robuste du nom d’Amzil car il avait Ă©tĂ© au temps de sa splendeur le seul forgeron et donc l’unique marĂ©chal-ferrant du village. Il Ă©tait assis en compagnie du Vieux dans le petit salon devant un verre de thĂ© des galettes de l’huile d’argan et d’olive et une pĂąte d’amandes presque liquide 1 . Venu ferrer la mule et l’ayant fait le Vieux l’avait conviĂ© Ă  prendre du thĂ© histoire de bavarder un moment de choses et d’autres. C’est ainsi qu’il apprit d’Amzil les ennuis que sa femme avait eus pour accoucher il avait fallu pratiquer une cĂ©sarienne. Le Vieux sut aussi que Haj LahcĂšne avait tirĂ© l’ancien forgeron d’affaire. DĂšs qu’il a appris mes ennuis il est accouru chez moi et m’a proposĂ© son aide. Nous avons emmenĂ© ma femme au dispensaire du souk dans sa vieille Chevrolet mais lĂ  rien Ă  faire pas un mĂ©decin seulement deux ou trois infirmiers. On nous a conseillĂ© d’aller Ă  l’hĂŽpital de Tiznit distant de plus de cent kilomĂštres... Haj LahcĂšne n’a pas hĂ©sitĂ© il m’a priĂ© de remonter dans la voiture et nous avons dĂ©marrĂ©. À l’hĂŽpital on a immĂ©diatement pris en charge mon Ă©pouse mais on a exigĂ© que je paie sur place les mĂ©dicaments qu’ils ne possĂ©daient pas. Comme je n’avais pas un sou vaillant c’est bien entendu mon bienfaiteur qui a payĂ©. Je devais attendre huit jours en ville avant que mon Ă©pouse se remette de cette opĂ©ration et que tout rentre dans l’ordre. Il fallait rester lĂ  aller la voir tous les jours pour lui porter Ă  manger etc. mais je n’avais pas un centime. Haj LahcĂšne qui savait tout ça m’a remis une assez coquette somme pour rĂ©gler mes petites affaires et faire d’autres achats. Je n’oublierai jamais ce geste mais je ne sais comment remercier cet homme qui dĂ©cidĂ©ment surpasse en bontĂ© le meilleur des saints. Que Dieu me pardonne si je me trompe. Il avait racontĂ© cela au Vieux d’un trait l’air calme et sans omettre aucun dĂ©tail en espĂ©rant que son interlocuteur lui suggĂ©rerait la meilleure façon de remercier son bienfaiteur. - Oui oui rĂ©pĂ©ta le Vieux on peut se tromper mais Haj LahcĂšne est connu pour sa gĂ©nĂ©rositĂ©. N’oublions pas quil Ă©tait dĂ©jĂ  riche avant lindĂ©pendance. Je l ai cĂŽtoyĂ© jadis Ă  Mazagan quand il Ă©tait nĂ©gociant-grossiste en produits alimentaires de toutes sortes et de toutes provenances. Il avait un immense magasin prĂšs du port. Et c Ă©taient uniquement des camionneurs qui venaient charger la marchandise chez lui. Un homme gĂ©nĂ©reux je te dis toujours prĂȘt Ă  faire du bien autour de lui aussi gĂ©nĂ©reux peut-ĂȘtre que le fut chez les Arabes d autrefois le fameux Hatim Tay dont le prestige a traversĂ© les siĂšcles pour arriver jusquĂ  nous. Il faut croire que les anciens riches sont plus humains que les nouveaux. - En tout cas sans lui ma femme serait morte et lenfant aussi. - Ce n est pas toi qui dois remercier Haj LahcĂšne dit le Vieux. Qu est-ce que tu pourrais bien lui offrir C est Dieu et Dieu seul qui le rĂ©compensera. En ce qui te concerne sois toujours attentif Ă  son Ă©gard toujours prĂȘt Ă  faire ce quil te demande car mĂȘme un grand a tĂŽt ou tard besoin d un plus petit que soi. - Merci mille fois merci. Maintenant il faut que je parte. - Tiens cela et bonne chance lui dit le Vieux en lui remettant un gros billet de banque et en le reconduisant jusquĂ  la porte d entrĂ©e. 1 - Amloun’ 45 45 Au dĂźner il raconta l’aventure d’Amzil Ă  sa vieille femme. - La conclusion que j’en ai tirĂ©e dit-il est que le monde n’ est pas totalement mauvais ni dĂ©finitivement corrompu puisqu’il existe encore des hommes comme Haj LahcĂšne des ĂȘtres nobles qui ignorent la haine l’égoĂŻsme et tous ces attributs sataniques avec lesquels le DĂ©mon sĂ©duit les plus faibles. Haj LahcĂšne est vraiment un saint. Un saint d’aujourd’hui. En tout cas le monde peut encore espĂ©rer car la bontĂ© divine ne succombe pas aux assauts du Mal. Elle est la seule garantie qui nous prĂ©munisse contre l’intolĂ©rance ce piĂšge tendu Ă  l’humanitĂ© toujours tentĂ©e par la corruption. - Tout le monde dit du bien de Haj LahcĂšne affirma la vieille. - Qui tout le monde - Eh bien les gens - Les gens ne le connaissent pas du tout. Il ne se livre pas il est poli secret. Il passe six moi ici et six mois en ville. Il ne se mĂȘle pas aux nouveaux riches. Il leur prĂ©fĂšre la compagnie des humbles. Les nouveaux riches et leurs affidĂ©s ne peuvent pas dire du bien de lui. Si quelque Ă©loge lui est fait il ne peut venir que des gens simples des pauvres. - Ce sont justement ceux-lĂ  qui disent du bien de lui prĂ©cisa la vieille. - Alors c’est bon. On ne peut douter de la sincĂ©ritĂ© de leurs sentiments. Mais sais-tu une chose au moins Non je ne pense pas. Eh bien cet Amzil n’a plus aucune ressource depuis que les gens achĂštent tout au souk Et il n’y a mĂȘme plus assez d’ñnes et de mulets Ă  ferrer... Maintenant on a des voitures des vĂ©los... Les quelques Ă©quidĂ©s qui restent ne suffisent guĂšre Ă  le faire vivre. Il attend donc la zakat annuelle pour se retourner. L’indigence l’a rattrapĂ© au plus mauvais moment de son existence... Quand un grave problĂšme survient comme l’opĂ©ration de sa femme une Ăąme charitable guidĂ©e par le TrĂšs-Haut arrive et le sauve. Il a cependant un grand fils qui est commis dans une Ă©picerie de Casablanca mais il ne gagne presque rien. Que pourrait-il lui envoyer Rien je prĂ©sume. Avant que les ustensiles en plastique en aluminium et autres mĂ©taux n’arrivent il fabriquait tout le nĂ©cessaire de cuisine sauf les marmites de terre les pots et les tagines... MĂȘme des couteaux II forgeait des araires Ă  ne pas confondre avec la charrue moderne qui est entiĂšrement mĂ©tallique et que l’on se procure au souk chez les quincailliers des houes des pioches des scies des faucilles et les gros clous qu’on voit encore sur les anciennes portes... Il faisait aussi des haches et que sais-je encore Ah oui Des piĂšges... Des piĂšges artisanaux. Pas comme les miens Les miens sont de fabrication française faits Ă  l’usine. Des piĂšges dangereux Aujourd’hui on se fournit en objets de sĂ©rie Ă  la finition nette des objets usinĂ©s en Europe ou en Asie du Sud-Est. C’est si facile hĂ© Il a donc fermĂ© la forge cette forge oĂč j’aimais aller contempler le pĂ©tillement des escarbilles le fer rouge qu’on plonge dans un bac d’eau froide le fer qui gĂ©mit siffle crache de la vapeur fume et grĂ©sille... Fini tout ça C’est fini... La modernitĂ© a eu le dernier mot hĂ©las Ce n’est donc pas le village qui crĂšve non C’est son Ăąme. - J’ai entendu dire qu’il se louait comme journalier quand il y a Ă  faire dit la vieille. - Peut-ĂȘtre bien. Mais ça ne nourrit pas son homme. Encore moins une famille. Ce que je sais moi c’est qu’il tire le diable par la queue. Il en est souvent rĂ©duit Ă  vendre quelques kilogrammes d’amandes douces pour se payer du thĂ© et du sucre. Quant Ă  la viande il doit braconner pour en avoir. Il n’a donc plus rien. J’ai bien vu comme il Ă©tait habillĂ©. Il ne porte rien sur le dos. Les siens c’est pareil. N’est-ce pas le comble du malheur Les autres disent AprĂšs tout ce n’est qu’un amzil un forgeron d’origine malienne Sa famille est venue d’Afrique noire il y a un siĂšcle ou deux. Un Noir un forgeron qui i conclu un pacte avec le diable. » Des superstitions de nĂšgres colportĂ©es autrefois par les caravaniers... Oui oui ils sont venus de Tombouctou il y a longtemps. Pourquoi ici Dieu seul le sait. Ils ont choisi ce lieu... Ils y ont fait souche ils se sont bien intĂ©grĂ©s malgrĂ© les apparences. Ils avaient deux grandes maisons des terres acquises Ă  la sueur de leur front. C’étaient des gens honnĂȘtes des travailleurs. Des forgerons qui se transmettaient le mĂ©tier de gĂ©nĂ©ration en gĂ©nĂ©ration. Des forgerons Ă  l’antique disciplesslide 46 46 d’HĂ©phaĂŻstos ce dieu grec... Aujourd’hui il n’y a plus de place pour eux sous le soleil. Ils doivent faire n’importe quoi pour survivre. Oh Comme sa forge Ă©tait fascinante J’aimais bien cet endroit. MĂȘme si le diable semblait errer dans la pĂ©nombre en traĂźnant sa queue par terre. On voyait la matiĂšre dure se ramollir prendre forme sous les doigts magiques de l’homme. Un homme au visage burinĂ© noir et ridĂ© mais qui souriait... Oui ces forgerons Ă©taient aimables avec tout le monde. - Je ne les connaissais pas assura la vieille. - Tu ne pouvais pas les femmes n’allaient pas Ă  la forge. Bon Assez parlĂ© Je me sens las je vais dormir. Mais donne-moi d’abord la radio. Je veux Ă©couter un peu de musique ça va m’endormir en me servant de berceuse. Ah Quelle rude vie Il alluma la radio et s’étendit pour dormir. - Une vie rude dit la vieille. - Oui trĂšs Ă©prouvante. - Laisse courir le monde. Écoute ta radio et dors. - Oui si tu Ă©teins les lampes. Elle les Ă©teignit. Le chat vint se mettre contre les Ă©paules du Vieux. À la radio c’était encore de l’Ahwach. Les yeux clos le Vieux voyait des femmes danser en cercle autour d’hommes qui chantaient en s’accompagnant de tambourins. Il vit aussi dĂ©filer en dĂ©gradĂ© quelques paysages et des silhouettes imprĂ©cises. Puis il s’assoupit et se mit aussitĂŽt Ă  47 47 Le magasin du village qui s’était considĂ©rablement agrandi au fil du temps et qui comprenait maintenant une minoterie une quincaillerie une boucherie et une papeterie incitait le chaland Ă  dĂ©serter le souk hebdomadaire. Certains s’y rendaient encore par habitude et aussi parce que c’était un centre et un lieu de retrouvailles. Les gens cependant prĂ©fĂ©raient se fournir ici mĂȘme soit par paresse soit que le souk se trouvĂąt trop Ă©loignĂ© Ă  leur goĂ»t. D’autres comme le Vieux pensaient que le souk n’était plus le mĂȘme il s’était transformĂ© en une petite ville et cela le rendait suspect aux yeux des Anciens. Aussi n’y allait-il plus que pour toucher son mandat trimestriel au bureau de poste ou pour effectuer des achats qu’il ne pouvait faire au magasin du village. Et puis pensait-il Ă  prĂ©sent je suis trop vieux pour m’embarquer toutes les semaines dans cette expĂ©dition fatigante. À mon Ăąge on se tient tranquille loin du tumulte. On vend de la viande ici et bien d’autres choses... Alors... » Ce jour-lĂ  il Ă©tait au magasin pour faire des emplettes inattendues. La veille il avait racontĂ© Ă  sa vieille Ă©pouse qu’il voulait se procurer quelques objets modernes. Ayant beaucoup ri elle l’avait taquinĂ© sur sa soudaine conversion Ă  la modernitĂ©. Se moquant de lui-mĂȘme il avait rĂ©pondu Faut s’y faire hĂ© C’est toujours bon Ă  prendre pour un vieux chnoque » AprĂšs un moment de rĂ©flexion il avait ajoutĂ© J’achĂšterai un couscoussier en aluminium une poĂȘle un faitout et des couteaux. - Non Et non avait-elle dit. Mes ustensiles en terre cuite sont meilleurs. Ils donnent un autre goĂ»t que celui du mĂ©tal aux mets. Pour la poĂȘle et les couteaux c’est bon. - TrĂšs bien. Mais ne t’emporte pas Je reconnais que le couscoussier et le faitout en terre cuite sont supĂ©rieurs Ă  leur Ă©quivalent mĂ©tallique. Et ça tant qu’ils existent encore. Mais aprĂšs OĂč comptes-tu t’en procurer d’autres quand ceux-lĂ  seront cassĂ©s - J’en ai en rĂ©serve... Et puis ces choses-lĂ  existeront toujours. - Je le crois aussi quoi que je dise. Pour moi je vais m’offrir un rĂ©chaud Ă  gaz. Pour le thĂ© c’est plus rapide... plus besoin d’attendre qu’il y ait des braises - Ce sera seulement pour faire bouillir de l’eau alors avait-elle dit. Je ne ferai jamais ma cuisine sur un rĂ©chaud Ă  gaz moi Sur la braise oui comme toujours. II n’y a pas mieux que le feu de bois » avait affirmĂ© la vieille femme. Et elle avait ri de nouveau. HĂ© Comme tu es tĂȘtue Mais ce que je te dis est pourtant juste. J’ai aussi autre chose Ă  acheter... Des graines de coriandre de persil et de cĂ©leri. - Et du paprika et du gingembre. Il n’y en a presque plus avait-elle dit. - Et du paprika et du gingembre avait rĂ©pĂ©tĂ© le Vieux. Oui j’ai l’intention de planter ces herbes dans le jardin prĂšs du carrĂ© de menthe et d’absinthe. Tu me prĂ©pareras donc pour demain un seau de fumier j’en aurai besoin pour fertiliser le sol. »slide 48 48 La minoterie tournait Ă  plein rĂ©gime mais au magasin mĂȘme le Vieux ne trouva que des dĂ©soeuvrĂ©s venus tailler une bavette avec le patron. Il salua toute la bande et expliqua Ă  un commis ce qu’il voulait. Quand on eut apportĂ© le rĂ©chaud Ă  gaz il l’essaya et dit - Ce n’est bon que pour faire du thĂ©. - Pas seulement intervint le patron. On peut tout faire avec ça mĂȘme du couscous. Au moment de remettre Ă  son client les semences des herbes qu’il avait demandĂ©es il ajouta - Si tu veux que ça pousse vite prends de l’engrais nous en avons. C’est trĂšs efficace. - De l’engrais s’étonna le Vieux. - Oui de l’engrais. Tout le monde l’utilise aujourd’hui. - Alors c’est la fin des haricots Ă©clata le Vieux. Mais c’est du poison ça Il n’y a pas mieux que le bon fumier de la vache crois-moi. - Je sais je sais. Je suis contre l’utilisation excessive des produits chimiques. On dit que ça donne le cancer tout le monde sait cela mais tout le inonde en utilise. - Pas moi affirma le Vieux. Je suis fidĂšle Ă  la nature pas Ă  ce que disent les radios. Depuis quelque temps il Ă©coutait sur une radio privĂ©e une Ă©mission publicitaire qui faisait grand cas de certains engrais fongicides et pesticides et cela l’amusait tellement qu’il en riait Quand on a mis tout ça dans son ventre adieu la valise Il ne reste plus grand-chose Ă  y mettre. » - Non je ne suis pas pressĂ©. Ça poussera quand ça poussera dit-il. Il paya et demanda si on pouvait livrer la marchandise chez lui. Le patron en chargea un type qui poireautait dehors un de ces jeunes dĂ©soeuvrĂ©s qui n’attendaient qu’une occasion pareille pour gagner quelques sous. Le Vieux le pria de patienter le temps qu’il cherchĂąt un cuissot de chevreau qu’il avait promis Ă  sa femme. Lorsqu’il fut de retour ils se mirent en route. - VoilĂ  un cuissot de chevreau dit-il Ă  la vieille. Ce n’est pas du vieux bouc. Il est plus tendre que le veau. Tu devrais en mettre une partie Ă  sĂ©cher au soleil sur la terrasse. - Ça tente trop les corbeaux mais je vais le faire. Ils m’ont encore volĂ© quelques morceaux de bonne viande ces temps-ci. Mais oĂč est le mal Il faut bien qu’ils vivent. Mais oĂč est la poĂȘle - Tiens la voilĂ . C’était une poĂȘle lourde en acier inoxydable. Elle n’est pas en aluminium dit-il. Elle peut servir Ă  faire cuire des oeufs brouillĂ©s des crĂȘpes... Et voici les couteaux. Tu en as de toutes les tailles. Il exhiba un assortiment de couteaux de cuisine tout brillants. Elle eut un lĂ©ger recul. - Ça fait toujours peur ce genre de couteaux dit-elle. - Un couteau fait toujours peur affirma le Vieux. C’est une arme de criminel que veux-tu Il y en a qui ne rĂ©sistent pas Ă  l’envie de s’en servir contre les autres. On dit que ce sont des aliĂ©nĂ©s. On les enferme mais quand ils sont de nouveau libres ils recommencent. Ils sont comme fascinĂ©s par l’acier brillant. - Pauvres diables dit la vieille. - Oui pauvres diables As-tu prĂ©parĂ© le fumier - Il y en a un seau plein dans le jardin juste Ă  l’endroit oĂč tu veux planter tes fines herbes. Il s’absenta une heure environ puis il remonta et s’assit devant la petite table ronde oĂč Ă©tait dĂ©jĂ  disposĂ© son matĂ©riel d’auteur le cahier vert le porte-plume et l’encrier. La vieille lui avait prĂ©parĂ© du thĂ© sachant qu’il en rĂ©clamerait aprĂšs sa besogne au jardin. Àslide 49 49 prĂ©sent elle dĂ©coupait le cuissot de chevreau pour le saler et le mettre Ă  sĂ©cher. - Tu vas Ă©crire... dit-elle. J’espĂšre que ma prĂ©sence ne te dĂ©range pas. - Pas le moins du monde rĂ©pliqua le Vieux. Au contraire elle m’est bĂ©nĂ©fique. Fais donc un bon tagine de chevreau pour le dĂ©jeuner. Avec des olives du citron et des carottes. - Entendu. Il se mit Ă  Ă©crire avec application. Le saint mĂ©connu revenait d’Inde dans un Ă©tat lamentable. Il avait luttĂ© contre des dieux paĂŻens terribles. ArrivĂ© au mont SinaĂŻ il se rĂ©fugia dans une caverne pour se refaire des forces dans la priĂšre et le recueillement. Le Vieux Ă©tait aux anges. Il aimait ce saint et cet Ă©pisode l’enchantait et le fortifiait dans sa conviction de poĂšte. Il sentait qu’il Ă©tait inspirĂ© et qu’il faisait du bon travail d’écrivain. Il croyait que cette oeuvre serait reconnue un jour dans un siĂšcle ou bien beaucoup plus tard. Quelqu’un dĂ©couvrirait fatalement le manuscrit le dĂ©crypterait et finirait par le vulga- riser. On a vu des exemples de ce genre sous toutes les latitudes depuis que l’homme pense... Ces fausses divinitĂ©s que sa plume suscitait n’étaient immortelles que dans le coeur des hommes voilĂ  ce que le Vieux voulait communiquer Ă  d’éventuels lecteurs ou dĂ©crypteurs. Le saint pouvait donc les annihiler mais tant qu’on croirait en elles elles seraient toujours lĂ  imbattables et indestructibles. Au cours de ses combats le saint avait maintes fois manquĂ© se faire lyncher par une foule de sectataires dĂ©lirants. On l’avait enfermĂ© dans un temple gardĂ© par des tigres fĂ©roces et affamĂ©s mais il rĂ©ussit Ă  s’en Ă©chapper grĂące Ă  la complicitĂ© d’un garde-chiourme Ă  qui il avait promis la fĂ©licitĂ©. Sorti de sa prison le saint fut conduit par son libĂ©rateur chez lui pour se cacher le temps que se relĂąchĂąt la vigilance des zĂ©lateurs de la secte. Cette retraite forcĂ©e permit au saint de guĂ©- rir quelques malades. L’homme lui en fut reconnaissant car il s’agissait de membres de son clan. Vous ĂȘtes rĂ©ellement un saint dit-il. Vous devez quitter ce pays pour Ă©chapper Ă  la vengeance terrible des dieux paĂŻens adorateurs du cobra royal. Je vous guiderai jusqu’à la frontiĂšre aprĂšs quoi il vous sera facile d’aller oĂč vous voudrez. Quant Ă  moi dĂšs aujourd’hui je cesse de croire Ă  ces faux dieux qui ne connaissent que la haine l’orgie le meurtre et la guerre. »slide 50 50 Eh bien voilĂ  tout est dit consommĂ© usĂ© Le dernier troupeau est parti pour le souk Ă  bord de trois camions. Seuls quelques chevreaux et agneaux ont Ă©tĂ© vendus au boucher... Les propriĂ©taires ne veulent plus entendre parler de troupeau plus Ă©couter bĂȘler ces vieilles biques et gueuler les chiens de berger... Ils se sont enrichis en ville dans le nĂ©goce et n’ont plus besoin du lait frais des brebis et des chĂšvres plus besoin de leur viande non plus. Ils peuvent tout acheter. Ils ont de l’argent beaucoup d’argent une autre maison deux fois plus grande Ă  proximitĂ© de l’ancienne oĂč loge toujours un frĂšre dĂ©muni un de ces fainĂ©ants qui ratent leur vie parce qu’ils n’entreprennent rien ne font rien pour amĂ©liorer leur sort et ne tentent jamais rien... Ce ratĂ© vit lĂ  avec l’aĂŻeule qui a refusĂ© catĂ©goriquement de quitter les lieux Je m’en irai d’ici quand je serai morte pas avant » a-t-elle dit aux autres. » On disait qu’elle Ă©tait la doyenne de la rĂ©gion et qu’elle se souvenait encore de l’époque hĂ©roĂŻque des grands caĂŻds et des harkas 1 . Comme elle ne sortait jamais personne n’avait vu son visage et ceux qui l’imaginaient se la reprĂ©sentaient en momie sans autre mouvement que celui des lĂšvres car elle parlait tout le temps Ă  des ĂȘtres invisibles qu’elle seule pouvait distinguer dans cette pĂ©nombre oĂč elle Ă©tait recluse depuis de longues annĂ©es... ÉtĂ© comme hiver elle ne quittait pas cette encoignure prĂšs du fenil oĂč dansotaient des ombres venues de loin et oĂč personne n’osait venir hormis son fils car tous avaient peur d’une soudaine apparition et tous tremblaient Ă  l’idĂ©e de devoir lui porter du lait ou de la soupe d’orge ses mets favoris qu’il fallait l’aider Ă  avaler Ă  petites gorgĂ©es glougloutantes entrecoupĂ©es d’arrĂȘts plus ou moins prolongĂ©s pour que mes invitĂ©s pro- fitent eux aussi de cette bonne nourriture... disait-elle. Mais tu ne peux pas les voir personne ne peut les voir Ă  part moi... Et pourtant ils sont lĂ ... ils attendent que je leur dise Allez partons Nous n’avons plus rien Ă  faire ici. Ça n’a que trop durĂ© Allons-nous- en... » Je vois une petite lumiĂšre lĂ -bas au fond... et d’autres encore elles clignotent... Ce sont des gens qui arrivent d’autres invitĂ©s peut-ĂȘtre... Il faudra faire manger tout ce monde... Dieu qu’ils sont nombreux ... Oh Je les ai tous connus tu n’étais pas encore nĂ© toi j’étais encore une enfant... Je ne jouais pas il n’y avait pas de jouets on n’avait rien pas Ă  manger non plus mais il y avait de temps en temps des sauterelles on les grillait on en remplissait des sacs et on les conservait au sec mais elles finissaient par moisir... et alors on cherchait autre chose Ă  manger. Non il n’y avait rien C’était la disette les puits Ă©taient Ă  sec la terre entiĂšre Ă©tait sĂšche on nais-sait pour crever de soif et de faim tout le monde priait... Un beau jour Dieu entendit cette priĂšre... c’est ce jour-lĂ  que ton grand frĂšre est nĂ©... non pas toi tu es nĂ© le dernier... Oui oui reste avec moi dans cette maison... nous ne changerons pas de maison... aprĂšs moi tu pourras t’en aller oĂč tu voudras ». Le Vieux imaginait ainsi la doyenne du village qu’il avait connue jadis lorsqu’elle allait au potager aux labours aux moissons Ă  la rĂ©colte des amandes et des olives... Il savait qu’elle n’était pas grabataire comme tant d’autres mais il la soupçonnait d’avoir sciemment rompu tout contact avec le monde extĂ©rieur pour entretenir une vie parallĂšle avec tous ceux qu’elle avait aimĂ©s et qui n’étaient plus qu’un petit tas d’os et de poussiĂšre ceux qu’elle appelait ses invitĂ©s... Il respectait le dĂ©lire de cette vĂ©nĂ©rable aĂŻeule momifiĂ©e avant la mort. C’est absurde pensait-il. Elle va passer de ce monde Ă  l’autre sans transition elle s’éteindra comme une bougie... et alors la maison sera condamnĂ©e Ă  la dĂ©molition car les autres voudront rĂ©cupĂ©rer le terrain... un beau terrain au demeurant... et le pĂ©quenot le ratĂ© comme ils disent sera obligĂ© de quĂ©mander un rĂ©duit pour ĂȘtre Ă  l’abri... Ils le feront suer il sera pire qu’un esclave. La fraternitĂ© La pitiĂ© Connaissent pas Pour eux le ratĂ© est un dĂ©bile un idiot qui leur fait honte un mauvais hĂ©ritage dont il est pĂ©nible de se rĂ©clamer... Quand on leur dit votre frĂšre » ils font une moue dĂ©daigneuse et s’en vont sans rĂ©pondre... Ils ont honte d’avoir quelqu’un comme lui dans 1 - ArmĂ©es 51 51 la famille... Pourtant Ă  mon avis il n’est ni dĂ©bile ni idiot il n’a pas eu de chance c’est tout... et les autres ne l’ont guĂšre aidĂ© au contraire ils l’ont laissĂ© s’occuper du troupeau... Un berger Quelle honte Ce n’est qu’un pauvre berger Comment voulez- vous qu’il soit notre frĂšre Des gens comme nous des notables riches et respectĂ©s ne peuvent accepter un frĂšre pareil Qu’il aille donc rejoindre ses semblables ou s’il prĂ©fĂšre rester avec nous qu’il nous obĂ©isse au doigt et Ă  l’oeil. Il n’a pas le choix... Nous ne sommes pas des philanthropes nous autres... Nous avons assez trimĂ© quand c’était encore possible pour Ă©difier nos fortunes... Nous n’allons tout de mĂȘme pas dilapider nos biens au nom d’une fraternitĂ© sans fondement ou par crainte des rumeurs et des on-dit... On n’a rien Ă  faire de ce que les autres pensent de nous..." Le chien peut bien aboyer jusqu’à s’en Ă©touffer la caravane va son train elle passe et le cabot reste lĂ  stupide et la langue en feu... » - Le dernier symbole de jadis est tombĂ© dit le Vieux. - Tu veux parler du troupeau - Oui. AprĂšs ça ce ne sera jamais plus comme avant. - Tu sais un troupeau ce n’est rien. Il y en a partout ailleurs. - Il y en a partout c’est sĂ»r mais celui-ci Ă©tait le dernier de la rĂ©gion. Il y en avait un autre... Un jour il a Ă©tĂ© dĂ©cimĂ© par une brutale Ă©pizootie. C’était Ă©pouvantable. Les charognards se sont alors si -bien gavĂ©s que les poules sortaient en paix. - Un troupeau n’est pas un symbole dit lĂ  vieille. - C’en est un affirma le Vieux car il y a plusieurs siĂšcles le grand AncĂȘtre est venu s’installer ici Ă  la tĂȘte d’un immense troupeau. D’oĂč cette tradition qui s’écroule aujourd’hui comme un chĂąteau de cartes. - Je comprends. Mais personne ne se souvient du grand AncĂȘtre. - Non personne rĂ©pondit le Vieux. - Et on ne sait pas comment il Ă©tait on n’a mĂȘme pas son portrait. - On ne faisait pas de portrait Ă  l’époque. La photographie n’existait pas encore. On a tout juste quelques Ă©crits presque illisibles. En fait on ne sait pratiquement rien de l’AncĂȘtre. Ce que j’ai dans mes archives n’est pas vraiment rĂ©vĂ©lateur de ce qu’il pouvait ĂȘtre et d’ailleurs il ne s’agit que d’un arbre gĂ©nĂ©alogique qui commence par son nom... Avant lui c’est le nĂ©ant. On sait tout juste qu’il est venu du Sahara... ça s’arrĂȘte lĂ . Le reste n’est que pure lĂ©gende. Or l’histoire ce sont les annales. Et l’histoire n’est pas une lĂ©gende. On a donc un ancĂȘtre mythique un titre de gloire mythique si l’on peut dire et c’est tout. On s’en contente. Mais moi je ne pense pas Ă  ça c’est l’avenir qui me prĂ©occupe c’est peut-ĂȘtre pour ça que j’écris. Je ne fais pas de l’histoire mĂȘme hagiographique mais de la poĂ©sie... de la bonne et vieille poĂ©sie Mes rĂȘves mon imagination ont des ressources insoupçonnĂ©es ils colmatent les vides d’une rĂ©alitĂ© souvent pauvre en merveilleux. Or seul le merveilleux peut rendre la vie agrĂ©able. – Oh oui s’exclama la vieille. – Je me rĂ©fugie dans ce merveilleux pour Ă©chapper aux mauvaises influences et aux mauvaises images qu’on me lance Ă  la figure et je me dis que aprĂšs tout si la rĂ©alitĂ© est bien dĂ©sagrĂ©able il y a encore quelque chose au fond de soi qu’il faudrait saisir... C’est l’amour de la vie c’est le rĂȘve l’éternitĂ© la beautĂ© l’InnommĂ© c’est l’Inconnaissable peut-ĂȘtre... Et si l’on rĂȘve ce n’est pas pour rien. Seule la poĂ©sie permet cet accomplissement de soi elle seule nous libĂšre des entraves terrestres et du comportement insensĂ© des 52 52 La medersa consistait en un grand bĂątiment rectangulaire Ă  un unique Ă©tage. Elle Ă©tait isolĂ©e des maisons du village par une certaine distance mais depuis quelques annĂ©es le magasin et ses dĂ©pendances Ă©taient implantĂ©s Ă  cĂŽtĂ©. Elle n’avait pas de murs d’enceinte et seuls des arbres d’essences diffĂ©rentes dont des cyprĂšs l’entouraient de toute part. À proximitĂ© se trouvait un petit sanctuaire oĂč le pĂ©nitent venait se recueillir et mĂȘme passer la nuit prĂšs du tombeau du saint qui se nommait Imoussak et qui avait peut- ĂȘtre Ă©tĂ© un chef de ZaouĂŻa d’oĂč l’existence mĂȘme de cette Ă©cole de thĂ©ologie un Ă©ta- blissement du second degrĂ© qui prĂ©parait les meilleurs Ă©lĂšves aux instituts reconnus et subventionnĂ©s par l’État. Ici l’élĂšve devait subvenir Ă  ses besoins. Les repas Ă©taient pris en commun chacun devant cuisiner Ă  son tour mais le budget commun Ă©tait gĂ©rĂ© par l’imam Ă  la fois directeur et unique professeur de l’établissement. En l’occurrence les tolbas au reste peu nombreux Ă©taient des internes prĂ©sĂ©lectionnĂ©s qui pouvaient prĂ©tendre en cas de rĂ©ussite Ă  l’obtention d’une bourse de fin d’études et mĂȘme Ă  un emploi dans l’Administration. Le bĂątiment Ă©tait composĂ© d’un patio avec un puits au milieu de cellules au rez-de- chaussĂ©e d’une cuisine une salle de priĂšres et une bibliothĂšque dont l’accĂšs Ă©tait rĂ©servĂ© au seul MaĂźtre des lieux Ă  savoir l’imam. Les livres qu’elle contenait Ă©taient rares et prĂ©cieux. Tout avait Ă©tĂ© entrepris pour en Ă©loigner les rongeurs et autres parasites destructeurs de papier. Il y avait lĂ  aussi d’épais manuscrits enfermĂ©s dans des coffrets de fer. Personne ne les consultait Ă  part l’imam. Tout en retrait Ă  l’étage se trouvait l’appartement du MaĂźtre. Spacieux il possĂ©dait contrairement aux cellules d’en bas des fenĂȘtres qui donnaient sur le paysage. L’imam s’habillait comme un cheik tandis que les Ă©lĂšves ne portaient qu’une gandoura de laine rĂȘche. Il leur Ă©tait en effet interdit de se vĂȘtir autrement. Ils devaient en tout point ressembler Ă  des soufis et se comporter comme tels. À l’institut ce serait diffĂ©rent. Ils pourraient s’habiller comme ils voudraient et mĂȘme en costume europĂ©en ce qui dĂ©notait le degrĂ© de tolĂ©rance des institutions. À la medersa les chĂątiments corporels Ă©taient encore d’usage quoique rares. Comme les Ă©lĂšves Ă©taient brillants presque des surdouĂ©s attentifs et en petit nombre l’imam dont le tempĂ©rament bannissait la violence Ă©vitait les punitions dĂ©gradantes Que celui qui veut comprendre comprenne disait-il. Je ne suis pas lĂ  pour vous enfoncer de force le savoir dans la tĂȘte. Et ne comptez pas sur moi pour la maniĂšre forte C’est votre avenir qui est en jeu sachez-le bien. » Au fond il Ă©tait si fier de ses quelques disciples qu’il lui arrivait de partager son thĂ© avec eux. Il ne leur enseignait pas seulement le dogme le Hadith Ibnou Achir la Borda et les Ă©crits des exĂ©gĂštes mais encore la grammaire arabe l’astronomie les mathĂ©matiques l’histoire et la poĂ©sie. Les manuels Ă©taient toujours les mĂȘmes vieux de plusieurs gĂ©nĂ©rations. Comme ils n’en possĂ©daient pas les tolbas devaient recopier tout ce que disait le MaĂźtre pendant son cours qui avait lieu une fois par jour sauf le vendredi le samedi et le dimanche. Ils devaient aussi apprendre cela par coeur. On leur demandait d’avoir une mĂ©moire infaillible. Cet enseignement archaĂŻque rĂ©pĂ©tĂ© d’annĂ©e en annĂ©e depuis toujours finissait par ennuyer ceux qui savaient que le systĂšme Ă©ducatif avait Ă©voluĂ© mais l’imam n’en dĂ©mordait pas Le vrai savoir c’est ce que je vous donne ici. C’est un fondement une base essentielle. À l’institut c’est plus actuel on est moderne. Moi je n’ai que des vieux moyens ceux d’autrefois... Et pas un livre rĂ©cent » expliquait-il aux plus sceptiques des Ă©lĂšves et Ă  tous ceux d’entre eux qui pensaient perdre leur temps sous sa houlette. Ce matin-lĂ  le vieux BouchaĂŻb qui avait confiĂ© quelques jours plus tĂŽt une partie de son manuscrit Ă  l’imam Ă©tait venu aux nouvelles. Le MaĂźtre le reçut avec Ă©gards dans son appartement oĂč un Ă©lĂšve leur apporta du thĂ© des biscuits des amandes des figues sĂšches et des dattes. Il Ă©tait visiblement heureux de cette visite. Il le dit au Vieux en ajoutant - L’autre jour tu es venu au magasin mais tu n’as pas eu l’idĂ©e de passer me 53 53 - Il y avait des courses urgentes Ă  faire et j’étais pressĂ©. D’autre part je n’avais encore rien d’important Ă  te soumettre. - Justement parlons un peu de ce manuscrit. Le poĂšme est magnifique. Je n’ai jamais rien lu de tel mĂȘme en arabe... affirma l’imam. - N’exagĂ©rons rien Merci quand mĂȘme. Venant de toi ce compliment est plutĂŽt encourageant. - Laisse-moi terminer. Le dernier Ă©pisode est proprement fantastique. AprĂšs sa fuite et sa retraite dans cette caverne du mont SinaĂŻ le saint fait un songe oĂč lui apparaĂźt un ange du Seigneur qui lui indique du haut d’un escarpement l’étendue brĂ»lante du dĂ©sert oĂč erre un peuple en butte Ă  une nuĂ©e de dĂ©mons ailĂ©s un peuple affolĂ© qui tourne en rond sans savoir ni oĂč il est ni oĂč il va... L’ange du Seigneur commande au saint de dĂ©livrer cette foule ce qu’il fait en provoquant un orage magnĂ©tique dont les Ă©clairs intenses brĂ»lent les ailes des dĂ©mons qui dĂšs lors sont perdus. Cet Ă©pisode mĂ©riterait Ă  lui seul d’ĂȘtre imprimĂ© dĂšs maintenant mais je ne vois aucune revue capable de le faire. Il est de plus en plus question de fonder des revues appropriĂ©es seulement ce n’est qu’un projet. Attendons un an ou deux nous verrons bien car pour ce qui est d’une publication intĂ©grale ça nous reviendrait cher tout le monde pratiquant ici le compte d’auteur. - Combien Ă  peu prĂšs interrogea le Vieux. - Oh Deux trois millions pour deux mille copies imprimĂ©es. - Je n’ai jamais eu je n’ai pas et je n’aurai jamais une telle somme. - Mais il y a des mĂ©cĂšnes. - Des mĂ©cĂšnes – Oui. Des gens riches qui paient les frais de ce genre de publications expliqua l’imam. - Comme nos parvenus - Que non Ceux d’ici sont incultes. Les gens dont je parle sont des lettrĂ©s qui s’intĂ©ressent aux textes comme le tien. - Que dois-je faire donc - AchĂšve d’abord ce travail. AprĂšs nous aviserons. Le Vieux Ă©tait content. Enfin il allait ĂȘtre publiĂ© et lu de son vivant
 peut-ĂȘtre. En tout cas il avait une confiance aveugle en l’imam. - Eh bien patientons dit-il en se retirant le manuscrit dans sa choukkara cette Ă©ternelle sacoche berbĂšre qui lui pendait Ă  l’épaule et ne le quittait jamais quand il avait Ă  faire Ă  l’extĂ©rieur car elle pouvait tout contenir tant elle Ă©tait grande. En rentrant il trouva sa vieille Ă©pouse occupĂ©e Ă  plumer des perdreaux. À la question de savoir d’oĂč ils venaient elle rĂ©pondit - C’est ce vieux brigand de H’Mad qui te les a apportĂ©s. Il a Ă©tĂ© Ă  la chasse. - Ah L’ancien tueur pense encore Ă  moi Il est bien le seul Ă  le faire ici. Eh bien prĂ©pare-les comme il te plaira - J’ai une bonne recette pour ce gibier dĂ©licat tu verras. - Fais comme il te plaira rĂ©pĂ©ta-t-il. Quant Ă  moi je commence Ă  perdre la mĂ©moire... J’ai Ă©tĂ© chez l’imam Ă  la medersa mais j’ai oubliĂ© de lui porter un paquet de mon thĂ© prĂ©fĂ©rĂ©. Il va falloir que j’y retourne aprĂšs ma sieste. - Inutile que tu y ailles je lui remettrai moi-mĂȘme ce paquet en allant moudre mon orge Ă  la minoterie dit la vieille. - À la minoterie s’étonna le Vieux. Mais tu disais que... - Ce que je disais n’a plus aucune importance maintenant. J’y vais parce que mes Ă©paules me font si mal que je ne peux plus faire tourner notre meule. J’ai une bonne excuse. - Ah bon Je pensais seulement que tu avais soudain perdu la tĂȘte et choisi le parti de la 54 54 - Non Pour l’essentiel je reste traditionaliste. - TrĂȘve de plaisanterie Je suis trĂšs content que tu sois dĂ©livrĂ©e de cette corvĂ©e d’un autre Ăąge. Il y a des machines bĂ©nĂ©fiques et des machines malĂ©fiques. Tout dĂ©pend de ce qu’on en fait. La minoterie est un don du Ciel... L’automobile aussi quand elle - ne sert pas Ă  provoquer l’ire des laissĂ©s-pour-compte. HĂ© C’est pourquoi on en brĂ»le lors des Ă©meutes. L’auto est comme une femme aguichante qui joue trop de ses charmes. Elle lance constamment un appel au viol. Et ce n’est pas l’envie de tout casser qui manque Ă  ces hĂšres qui peuplent les villes. Ils y vont d’un coeur lĂ©ger en masse mettent le feu Ă  ce qui leur tombe sous la main... Et vas-y Encore une L’incendie fait son oeuvre Ă  la grande joie de celui qui ne possĂšde pas mĂȘme un Ăąne. On parle tous les jours de ces Ă©meutes et de ces Ă©meutiers Ă  la radio. Les villes sont devenues un enfer pour le pauvre comme pour le riche. PassĂ© un moment il se ressaisit et ajouta - Mais je parle je parle je parle... Je vais plutĂŽt me faire un bon thĂ© et me remettre au travail. Le saint me sollicite. La vieille ne dit mot. Le sachant dans un autre monde elle se concentra sur la prĂ©paration du repas de midi aprĂšs avoir donnĂ© le foie des volatiles au chat roux qui Ă©tait venu l’importuner. À l’extĂ©rieur une brise fraĂźche adoucissait les premiĂšres ondes de cha- leur qui commençaient Ă  chauffer le sol et les pierres avant de se rĂ©pandre en un brasier 55 55 - Point trop nen faut mon ami... Tu te rĂ©veilles la nuit pour Ă©crire du jamais-vu pour toi qui as toujours dormi comme une souche dit la vieille qui sinquiĂ©tait un peu de lagitation soudaine qui s Ă©tait emparĂ©e de son mari. - C est que je suis dĂ©terminĂ© Ă  finir cette oeuvre. Et si je me lĂšve la nuit pour travailler cest qualors il mest venu des idĂ©es et mĂȘme des strophes entiĂšres quil faut noter sous peine de les voir se dissiper comme fumĂ©e dans un courant dair rĂ©torqua le Vieux en extase devant un poĂšme dont il avait dĂ©jĂ  rempli plus de la moitiĂ© du cahier vert. - Je naimerais pas que ta santĂ© en souffre cest tout. - Ma santĂ© C est quand je n Ă©cris pas que je la perds Ă  faire des futilitĂ©s. Quand je suis Ă  loeuvre au contraire des forces neuves me viennent tout Ă  coup d on ne sait oĂč. Alors dis-toi bien que c est plutĂŽt bĂ©nĂ©fique. - Tu te sens donc bien - Mieux qu’un jeunot En tout cas je vis pleinement ma vie en ce moment. Tu n’as donc rien remarquĂ© - J’ai remarquĂ© que tu avais un peu changĂ© dit-elle. - Moi Je n’ai pas changĂ©. Je vis seulement au mĂȘme rythme que mon personnage. C’est un rythme d’enfer mais il me plaĂźt. - Depuis quelques jours le Vieux mettait toute son Ă©nergie dans cette oeuvre qui ne paraissait pas toucher Ă  sa fin car plus il Ă©crivait et plus il ressentait l’impĂ©rieux besoin de continuer. C’était donc une longue Ă©popĂ©e une sorte de roman de guerre mythologique qu’il rĂ©digeait dans le silence monacal du petit salon. Et il se levait maintenant la nuit lorsque des images fulgurantes l’arrachaient au sommeil. Il voyait alors les scĂšnes Ă  dĂ©crire. Il couchait sur le papier une page ou deux parfois seulement une strophe et il se rallongeait et se rendormait aussitĂŽt. Cela ne le fatiguait pas quoi que pensĂąt sa vieille femme. Il lui arrivait mĂȘme d’oublier qu’il s’était levĂ© pour Ă©crire. C’est ainsi que le lendemain il dĂ©couvrait de nombreuses pages toutes fraĂźches dont il s’étonnait mais le plaisir Ă©tait immense. Il travailla d’arrache-pied pendant quelques semaines puis un beau jour il constata qu’il ne pouvait plus avancer le texte Ă©tant achevĂ©. Il apprĂ©cia l’épaisseur des pages et vit qu’il y avait lĂ  de quoi faire un beau petit livre. Alors il dĂ©cida d’aller consulter l’imam Ă  la medersa seul capable de le conseiller avec pertinence. - Je peux faire faire une belle copie par un de mes disciples dit-il au Vieux. - C’est bon. Garde le cahier je reviendrai dit-il. Et il s’en alla. Revenant quelques jours plus tard il constata que la copie de l’élĂšve Ă©tait un chef- d’oeuvre de calligraphie. Cela lui donna une idĂ©e. - Nous devrions publier ce recueil comme ça dit-il Ă  l’imam. On n’a pas besoin d’imprimerie. - Oh que si On a toujours besoin d’un imprimeur rĂ©pondit l’imam. Il faut fabriquer le livre en tirer des exemplaires. Il faut des machines... Tirer trois cents ou cinq cents exemplaires À nous de voir. Je pense que cinq cents suffisent... Oui cette calligraphie est supĂ©rieure aux caractĂšres d’imprimerie actuels nous pouvons la conserver. Mais l’intervention d’un imprimeur reste indispensable. Ce que je vais faire maintenant c’est garder non pas le manuscrit original mais cette calligraphie dans un coffre mĂ©tallique Ă  la bibliothĂšque. Ensuite j’attends. J’attends qu’un mĂ©cĂšne tombe amoureux de la calli- graphie. AprĂšs quoi... - C’est possible qu’il y en ait un mais ce sera long dit le Vieux. Et aprĂšs un moment il ajouta - Tu sais publier aujourd’hui ou dans un siĂšcle ça m’est Ă©gal. L’essentiel est que ceslide 56 56 recueil soit en sĂ»retĂ© chez toi. Plus tard il y aura forcĂ©ment des gens qui le dĂ©couvriront. - Je pense comme toi mais nous ferons notre possible pour l’éditer si Dieu veut. L’intervention de l’imam fut si efficace que moins d’un mois plus tard un alim professeur Ă  l’institut de Taroudannt et ami de l’imam trouva la solution idĂ©ale ouvrir une souscription. Ce qui fut fait. Le livre parut mais l’évĂ©nement resta sans Ă©cho car les mĂ©dias ne s’intĂ©ressaient pas Ă  la poĂ©sie berbĂšre. Cependant le Vieux reçut des lettres d’admiration et eut mĂȘme la visite inopinĂ©e d’un raĂŻss qui dĂ©sirait mettre en musique et chanter certains de ses poĂšmes. Il refusa net cette offre prĂ©textant qu’il n’avait rien Ă©crit d’autre que l’épopĂ©e elle-mĂȘme. Mais en rĂ©alitĂ© il ne voulait pas que l’on confondĂźt poĂ©sie et chanson poĂšte et saltimbanque. Les gens ne faisaient pas la diffĂ©rence Ă  son avis. Il faisait cependant une exception pour Haj BĂ©laĂŻd chanteur qu’il considĂ©rait avant tout comme un poĂšte car ses textes n’avaient rien de folklorique contrairement Ă  ceux des autres qui Ă©taient davantage des improvisations que des Ă©crits inspirĂ©s et longuement mĂ»ris. Mais le Vieux ne put Ă©chapper Ă  ce circuit. L’éditeur qui vint le voir Ă  la medersa exigea que ses poĂšmes soient Ă  la fois imprimĂ©s et mis en musique sur des cassettes audiovisuelles par des chanteurs-compositeurs professionnels. Il avoua tout de go que cela rapporterait de l’argent. BouchaĂŻb s’entĂȘta s’emporta mĂȘme en maudissant une fois de plus la modernitĂ© mais il finit par cĂ©der Ă  cette offre inattendue car l’imam y voyait un beau signe le signe que la langue berbĂšre allait enfin entrer dans un nouveau cycle de vie. - AprĂšs tout tu n’as rien Ă  perdre tu vas seulement gagner de l’argent honnĂȘte dit-il au Vieux. BouchaĂŻb eut donc assez d’argent pour en offrir une partie Ă  la medersa qui avait besoin de rĂ©parations car les pierres murales se disjoignaient par endroits. L’imam ne savait comment le remercier mais le Vieux l’interrompit - HĂ© Sans toi je ne serais qu’un hĂšre qui Ă©crit un de ces vieux patraques qui disparaissent sans laisser de traces. Un parfait inconnu en sommet Ce qui compte c’est qu’on me lise le reste importe peu. Je n’ai donc plus besoin de dĂ©crypteur. C’est le bon cĂŽtĂ© de la modernitĂ©. Tout est facile de nos jours. - La modernitĂ© n’est pas complĂštement nĂ©gative dit l’imam. - Si on l’adopte dans les limites du raisonnable. - Oui. C’est ce qui Ă©chappe aux parvenus. - J’allais dire la mĂȘme chose conclut le 57 57 Bien quil fĂ»t rĂ©tif Ă  la diffusion audiovisuelle de son oeuvre il admettait volontiers que cĂ©tait un mal nĂ©cessaire vu que la majoritĂ© de ceux qui auraient ainsi accĂšs Ă  sa poĂ©sie Ă©taient des analphabĂštes et que seule une Ă©lite triĂ©e sur le volet pouvait le lire dans le texte. Cette forme de communication avait dailleurs pris une proportion telle que l’exploitaient Ă  fond les prĂȘcheurs politiques les chanteurs et les satiristes. En outre une seule cassette Ă©tait Ă©coutĂ©e par des dizaines de personnes en mĂȘme temps dans les transports en commun par exemple ou les cafĂ©s populaires. Mais le Vieux prĂ©fĂ©rait une Ă©lite lettrĂ©e qui savait goĂ»ter et apprĂ©cier la poĂ©sie Ă  une foule peut-ĂȘtre admirative mais sans imagination et sans autre comprĂ©hension que le tra-la-la du saltimbanque pour elle le sens navait aucun sens. À la fin il eut une petite pensĂ©e Ă©mue pour ce peuple d ignorants et il reconnut qu il avait sans doute un peu d imaginaire et pourquoi pas des sentiments quun mot une idĂ©e ou une image pouvaient libĂ©rer d’un coup. AprĂšs tout ce sont des ĂȘtres humains. S’ils ne comprennent pas tout ils rĂ©agissent quand mĂȘme Ă  certaines choses. Leur façon de percevoir le poĂšme est seulement diffĂ©rente de la nĂŽtre qui est plus sophistiquĂ©e. » Chez lui il fut accueilli par sa vieille Ă©pouse avec un large sourire. Elle n’attendit mĂȘme pas qu’il fĂ»t assis pour dire - HĂ© On a parlĂ© de toi Ă  la radio d’Agadir. - De moi Qu’est-ce qu’ils ont dit - Que tu es un grand anaddam 1 . Et quelqu’un a lu un passage du saint. Ça alors Mais comment ont-ils pu avoir le livre - Ce sont des gens du mĂ©tier hĂ© - C’est vrai. Ils fouinent partout. Il lui rĂ©vĂ©la que ses poĂšmes seraient bientĂŽt chantĂ©s par des raĂŻss et enregistrĂ©s sur cassette. - Nous n’avons rien pour Ă©couter une cassette dit-elle. - J’achĂšterai un lecteur au magasin du village. Une marque japonaise. Il paraĂźt que c’est ce qu’il y a de mieux. - Alors je t’écouterai enfin. Elle Ă©tait visiblement heureuse d’avoir la possibilitĂ© d’entendre les Ă©crits de son Ă©poux. - Nous autres qui ne savons ni lire ni Ă©crire ajouta-t-elle nous sommes comme les bĂȘtes il faut nous parler. La cassette est une bonne invention. - Oui oui dit le Vieux un peu agacĂ©. Mais savoir lire et Ă©crire c’est mille fois mieux. On comprend mieux la poĂ©sie on ne rate presque rien. On prend plus de plaisir Ă  lire qu’à Ă©couter un poĂšme... Mais ce n’est que mon avis. Un avis qui en vaut un autre. - En tout cas tu m’as rendue heureuse. Je suis vieille mais heureuse de vivre ces Ă©vĂ©nements en ta compagnie. J’ai toujours su que tu cachais une grande Ăąme. C’est pourquoi je n’ai jamais souffert avec toi. Il n’y a qu’à Ă©couter ce que disent les autres femmes pour comprendre. Elles en veulent toutes Ă  leur conjoint. Il a toujours quelque chose Ă  se reprocher celui-lĂ . Il les bat les maltraite ne leur achĂšte rien sauf un vĂȘtement et des souliers de temps en temps et il exige d’elles une perfection absolue. Qu’elles soient des anges quoi Moi je n’ai jamais eu Ă  me plaindre de toi. - Moi non plus dit le Vieux. Mais j’ai constatĂ© une chose le riche ne bat pas sa femme seul le misĂ©rable bat la sienne. Sais-tu pourquoi - Non rĂ©pondit la vieille. - Eh bien le riche n’a aucune raison de se comporter comme une brute. Le 1 - Compositeurslide 58 58 misĂ©rable lui a toutes les raisons du monde et de l’enfer d’agir comme tel. Quand il bat sa femme il croit qu’il bat la misĂšre. Sa femme Ă  la longue finit par incarner la misĂšre alors il la bat pour s’en dĂ©livrer. - Pour se dĂ©livrer de sa femme dit la vieille. - Non de la misĂšre alors qu’il est lui-mĂȘme cette omniprĂ©sente misĂšre qu’il voit autour de lui mais pas en lui. Une misĂšre qui lui colle Ă  la peau sans qu’il puisse s’en dĂ©faire. Pauvre diable Ces gens-lĂ  sont Ă  plaindre car ce sont souvent des victimes qui ne se dĂ©fendent pas. Ils se complaisent dans leur rĂŽle subalterne obsĂ©quieux sournois futiles... On leur applique toutes les Ă©pithĂštes dĂ©gradantes et ils s’en accommodent. Oui on finit par s’habituer Ă  sa condition et mĂȘme par l’ 59 59 Quelques jours plus tard le Vieux se rendit au magasin du village. Il demanda qu’on lui prĂ©sentĂąt tous les lecteurs de cassettes disponibles ce qu’on fit. Alors il sollicita l’avis du patron qui s’y connaissait. - Si tu veux mon avis prends celui-lĂ . Il enregistre et lit les cassettes dit le marchand. - Non dit le Vieux je prĂ©fĂšre seulement les Ă©couter. - Bon. Celui-ci est parfait dans ce cas il est japonais. - Je le prends. Donne-moi aussi des cassettes de Haj BĂ©laĂŻd. Et une lampe Ă  gaz. On le servit. Il Ă©tait content de ces deux achats. D’une part la possession d’un lecteur de cassettes Ă©tait devenue indispensable d’autre part celle d’une lampe Ă  gaz assez puissante remplacerait avantageusement les lampes Ă  carbure de calcium dont la flamme s’éteignait au moindre courant d’air. Sa vieille femme partagea son avis. - Mais nous nous modernisons en catimini dit-il. Ils rirent de ce bon mot adaptĂ© Ă  la situation. - Ce n’est pas en acquĂ©rant ces petites bricoles ou mĂȘme une voiture qu’on est moderne. Il y a toute une Ă©ducation Ă  faire avant de prĂ©tendre Ă  la modernitĂ©. Tout le reste n’est que façade affirma le Vieux. Et aprĂšs un silence - Je dois encore avoir des cahiers vierges quelque part je pense. - Il n’y en a plus dit la vieille. Tu te souviens je t’en avais montrĂ© un que les rats avaient largement entamĂ©. Tu l’as jetĂ© au feu. C’était le dernier. - J’en achĂšterai demain. De toute façon je n’écris rien aujourd’hui. La poĂ©sie demande du temps. Et puis attendons de voir un peu le rĂ©sultat de ce que j’ai dĂ©jĂ  fait. - Elle ne dit rien. Elle ne comprenait rien Ă  ces choses. Fors la cuisine et la vie courante en gĂ©nĂ©ral tout le reste Ă©tait nĂ©buleux pour elle. Cependant elle aimait Ă©couter de la poĂ©sie et elle Ă©tait fiĂšre de son homme ce qui la rendait encore plus heureuse. - J’ai cependant le titre d’un futur poĂšme dans la tĂȘte. C’est Tislit Ouarnan la fiancĂ©e de l’eau ou l’arc-en-ciel en berbĂšre. Mais de lĂ  Ă  le produire... Le Vieux se tut. Elle le regarda un bon moment puis elle osa dire - C’est un joli titre. Je suis sĂ»re qu’il sera fait dans quelques jours. - Peut-ĂȘtre. En tout cas ça travaille dedans dit-il en tapotant du doigt sur sa tempe. Il y a dĂ©jĂ  des images des lambeaux de vers... Si c’est comme ça que ça se compose oui il sera lĂ  bientĂŽt assurĂ©ment. L’idĂ©e elle-mĂȘme est claire la fiancĂ©e de l’eau perd son ami Ă  cause du soleil. Rendue folle par sa disparition elle monte au septiĂšme ciel regarde un bon moment l’univers Ă©toilĂ© et noir puis elle s’élance dans le vide sidĂ©ral. DĂšs lors il n’y a plus de tonnerre plus d’orage aucune averse aucune ondĂ©e. C’est le dĂ©but d’une longue sĂ©cheresse sur terre. Les hommes ont beau faire des priĂšres rogatoires aucune goutte d’eau ne tombe plus du ciel. Les vallĂ©es s’assĂšchent les cailloux apparaissent sous l’effet du vent la dĂ©sertification prend d’assaut les sols autrefois fertiles... - Mais c’est inquiĂ©tant dit la vieille. - Oui c’est inquiĂ©tant. Et je crains que ça ne soit prĂ©monitoire. - Car tu penses que tu possĂšdes le don de la divination - Tout vrai poĂšte est plus ou moins devin dit-il c’est bien connu. - Il y aura donc une sĂ©cheresse - ForcĂ©ment puisque le dĂ©sert gagne du terrain tous les jours. Les gens ne respectent pas l’équilibre de la nature ils coupent trop d’arbres sans rien replanter Ă  leur place. Cela modifie le climat. Quelques annĂ©es suffisent alors pour transformer un lieu autrefois arable en un petit bout de dĂ©sert totalement stĂ©rile. AprĂšs ça va dire aux gens de cesser d’émigrer vers les villes Chez nous tant qu’il y aura de l’eau dans les puits ça ira. Mais ailleurs c’est-Ă -dire lĂ  oĂč il n’existe pas de puits mais seulement des citernes que vient de temps en temps remplir l’eau de pluie les habitants seront forcĂ©s d’acheter cetteslide 60 60 eau prĂ©cieuse loin de chez eux et de la payer cher. Cette pratique est dĂ©jĂ  courante un peu partout. Il suffit qu’il ne pleuve pas pour qu’on y recoure. Donc mon poĂšme n’est pas aussi prĂ©monitoire qu’il le semble Ă  premiĂšre vue. La dĂ©sertification est dĂ©jĂ  lĂ . - Si tout cela est vrai les pauvres d’ici vont souffrir dit la vieille. Que mangeront-ils s’il ne pleut pas - Ils iront en ville eux aussi. Ils s’ajouteront aux chĂŽmeurs et ainsi... Il se tut. - Et ainsi... dit la vieille. Continue. - Ce sera pour eux une mĂ©saventure et pour la sociĂ©tĂ© une plaie. Je connais le cas d’un homme qui est parti d’ici en emmenant sa femme sa vieille fille et son fils. Il travaille comme contremaĂźtre dans des salines au nord d’El-Jadida. Son fils comme lui-mĂȘme vit dans un bled perdu. Il rĂ©pare des tĂ©lĂ©s des radios sans avoir jamais appris le mĂ©tier mais il s’en tire tant bien que mal. Il a un certain don du bricolage. Ça lui rapporte de quoi vivoter. Voyant qu’il avait ce petit mĂ©tier assurĂ© dans ce coin perdu cet idiot s’est mariĂ©. Il a maintenant trois gosses qui ne mangent pas Ă  leur faim et ne portent rien sur le dos. Tu vois un misĂ©rable reproduit forcĂ©ment de la misĂšre. J’ai lu quelque part que le rat qui est un animal intelligent sait rĂ©guler son groupe contrĂŽler le taux des naissances par exemple. Ainsi lorsque la nourriture se rarĂ©fie le nombre d’individus chute et ne se stabilise que si chaque rat mange Ă  sa faim. Chez l’homme c’est tout le contraire qui se passe. Le riche ne fait pas de famille nombreuse le pauvre si. Un pauvre qui n’a dĂ©jĂ  rien n’arrĂȘte pas d’engendrer une masse de gueux c’est ça le comble Et c’est dĂ». Ă  quoi À un mauvais legs de la tradition. Ayant on devait avoir le plus d’enfants possible pour contrecarrer la mortalitĂ© infantile qui Ă©tait permanente et parce qu’on avait besoin de bras pour travailler la terre. Pour les vieux parents c’était aussi la garantie d’avoir une retraite sans soucis. À l’époque la famille Ă©tait soudĂ©e homogĂšne. Ce comportement Ă©tait donc valable. Mais aujourd’hui il ne l’est plus. On devrait faire comprendre ça Ă  ces misĂ©reux qui se reproduisent comme des lapins. Mais un misĂ©rable est d’abord un ignorant patentĂ© on ne peut rien lui faire admettre et le plus souvent il impute sa misĂ©rable condition Ă  la fatalitĂ©. Ce dont manque ce pays c’est d’un bon systĂšme Ă©ducatif pour commencer. Il n’y a mĂȘme pas d’école dans certains villages. Il n’y a que l’école coranique pour les petits. Seuls les enfants de riches ont droit Ă  une bonne Ă©ducation. Dans les villes ils suivent les cours d’institutions privĂ©es. AprĂšs quoi on les envoie en Europe ou en AmĂ©rique. Ils obtiennent des diplĂŽmes solides. Quant aux autres... Eh bien les autres restent justement les autres c’est-Ă -dire rien. En gĂ©nĂ©ral ils n’achĂšvent pas leurs Ă©tudes mĂ©diocres. Ils se contentent d’une licence et aussitĂŽt commencent Ă  chercher un emploi alors que de vrais diplĂŽmĂ©s chĂŽment. L’autre jour Ă  la radio il en Ă©tait question. Ces gens-lĂ  cherchent seulement un travail qui leur donne de quoi vivre. Mais il n’y a rien. Pendant ce temps les parvenus... Il n’acheva pas sa phrase. L’image du parvenu lui Ă©tait soudain apparue si monstrueuse qu’il cligna des yeux comme si celui-ci s’était d’un coup matĂ©rialisĂ© devant lui. - Pendant ce temps... rĂ©pĂ©ta la vieille. - Je n’achĂšve pas Le parvenu est une honte Quand on voit tout le reste on a envie de lui crier bien fort Sale ordure Ne vois-tu pas que tu as les pieds dans la merde » La vieille Ă©clata de rire. - Oui cet imbĂ©cile marche dans la merde et il ne voit rien ne sent rien rĂ©pĂ©ta le 61 61 Un jour qu’il faisait une chaleur particuliĂšrement saisissante et en milieu d’aprĂšs- midi le Vieux qui Ă©crivait entendit une rumeur lointaine suivie d’un Ă©norme vacarme comme celui d’une armĂ©e qui part Ă  l’assaut d’un fort qu’elle n’a de cesse d’enlever malgrĂ© le courage de ses dĂ©fenseurs retranchĂ©s derriĂšre une muraille de fer et de feu. Ce bruit inhabituel le distrayait de son travail. Il reposa le porte-plume Ă  cĂŽtĂ© de l’encrier sur la petite table ronde se leva et se posta Ă  une fenĂȘtre. Il vit d’abord un nuage de fumĂ©e puis en abaissant les yeux Ă  hauteur du paysage un champ de flammes. C’était un incendie qui ravageait l’un des plus beaux vergers de la rĂ©gion. Il n’y avait pas moyen de l’éteindre malgrĂ© le concours des pompes Ă  eau des environs qui s’étaient toutes mises Ă  pĂ©tarader. Puis le tumulte se transforma en cris injures menaces... Impuissants les gens grouillaient autour du sinistre comme une fourmiliĂšre affolĂ©e. Le feu s’éteignit de lui-mĂȘme ne laissant derriĂšre lui que des cendres et des troncs calcinĂ©s. MalgrĂ© la distance le Vieux pouvait reconnaĂźtre les cris de rage du propriĂ©taire. - C’est le verger d’Oumouh qui a flambĂ© dit-il. Il y a Ă  parier qu’il a dĂ©jĂ  trouvĂ© un coupable parmi ceux-lĂ  mĂȘmes qui sont venus l’aider. II va donc nettoyer et astiquer sa vieille pĂ©toire Ă  poudre noire et se prĂ©parer au combat comme au bon vieux temps. Il faut le comprendre... Le pauvre vieux vient de perdre sa seule fortune ce verger prĂ©cisĂ©ment. - C’est abominable Si on a mis dĂ©libĂ©rĂ©ment le feu au verger je trouve ça abominable dit la vieille. - Je ne vois personne mettre exprĂšs le feu Ă  ce verger moi dit le Vieux. Il fait trĂšs chaud et les rayons du soleil sont vifs. Il suffit d’un bout de mĂ©tal ou de verre pour dĂ©clencher le feu. C’est peut-ĂȘtre ce qui est arrivĂ©. Le lendemain le Vieux apprit qu’on avait trouvĂ© sur place des canettes de biĂšre brisĂ©es et des mĂ©gots. Et comme il l’avait pressenti Oumouh avait ressorti son arsenal guerrier d’autrefois pour en dĂ©coudre mais le Mokaddem le lui avait confisquĂ©. L’enquĂȘte rĂ©vĂ©la qu’on avait fait la noce ici en pleine nuit. Il n’y avait donc pas de coupable ni de plainte Ă  dĂ©poser. On en resta lĂ . - Ce vieil animal aura un autre verger tu verras dit le Vieux. Il est l’ami des parvenus. Que dis-je C’est leur homme Ă  tout faire et le guide de chasse car il est expert en la matiĂšre. Il doit bien en tirer des bĂ©nĂ©fices... - C’est honteux quand mĂȘme Boire dans un verger qui n’est pas le vĂŽtre et en pleine nuit comme un voleur - Ce sont ces jeunes qui viennent de la ville. Ils font ça pour briser les tabous expliqua le Vieux. Des vacanciers qui auraient plutĂŽt dĂ» courir les filles sur les plages du Nord qui sont ma foi trĂšs propres et trĂšs belles... Mais ceux-lĂ  Oumouh ne les touchera pas ce sont les enfants de ses nouveaux amis. Et puis tu sais Ă  cette heure il a dĂ©jĂ  sans doute Ă©tĂ© dĂ©dommagĂ© par ces messieurs qui n’aiment pas le scandale. Certainement Ce vieux filou a dĂ» toucher quelque chose un gros paquet sinon il serait allĂ© tout droit au bureau du caĂŻd ou chez les gendarmes. Bien visĂ© Il n’a fait ni l’un ni l’autre. D’autres plants vont arriver ces jours-ci. Il replantera car il aime le faire avec un ou deux ouvriers agricoles pour l’assister et pour que ça aille plus vite dit le Vieux. - Son fils unique est toujours Ă  Casa demanda la vieille. - Oui. C’est un dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© un vaurien. Le pĂšre lui a laissĂ© un magasin bien garni mais il a tout claquĂ© avec des putains et trouvĂ© le moyen de faire des dettes bancaires. Et il a abandonnĂ© ici sur les bras du pĂšre une femme lĂ©gitime et des enfants. - Incroyable Et le frĂšre d’Oumouh ce borgne - Celui-lĂ  c’est un parfait salopard. Il est l’oeil et l’oreille des gendarmes un mouchard. Pas mal d’opposants ont pĂąti de ses confidences Ă  la gendarmerie. - Quelle familleslide 62 62 - Comme tu dis. Oumouh qui est vieux s’est pourtant remariĂ© avec une jeune de dix-huit ans une pauvresse. On dirait qu’il est aussi vigoureux qu’un jeune taureau. Ils rirent. La vieille prĂ©parait le thĂ©. Le Vieux qui s’était rassis avait devant lui sur la petite table un gros cahier ouvert oĂč il Ă©crivait son nouveau poĂšme Tislit Ouaman. - C’est que prĂ©cisĂ©ment il l’est dit la vieille femme. Je l’ai vu passer Ă  la minoterie l’autre jour. On ne lui donnerait pas l’ñge qu’il a rĂ©ellement. II existe des natures comme celle-lĂ  qui dĂ©fient les annĂ©es affirma le Vieux. Or celui-lĂ  a tĂątĂ© de l’aventure c’est un ancien baroudeur. Il sait fabriquer la poudre et couler des balles de plomb. Il a toujours son matĂ©riel cachĂ© quelque part dans la maison. Une maison qui ressemble plutĂŽt Ă  un labyrinthe tant elle est sombre et truffĂ©e de piĂšges et de dĂ©tours. C’est qu’il est mĂ©fiant le vieux bouc Il se dĂ©fierait de son ombre. Et ses ennemis d’hier qui sont encore en vie savent Ă  quoi s’en tenir. Quand il menaçait Untel celui-ci devait de son cĂŽtĂ© se prĂ©parer au combat. Ils sont tous les mĂȘmes ils ont tous leurs vieilles armes fusil Ă  poudre noire et poignards. Mais ils ne s’en servent plus. Bon Donne-moi de ce thĂ©. Je vais continuer mon poĂšme. Écoute encore ce que je vais dire... J’ai assistĂ© dans le temps Ă  un incendie moins spectaculaire c’était la clĂŽture Ă©pineuse d’une maison qui flambait. Eh bien la solidaritĂ© Ă©tait telle que les femmes et les hommes avaient spontanĂ©ment constituĂ© une chaĂźne humaine leur permettant de se passer de main en main les rĂ©cipients et cela depuis le puits jusqu’à la maison menacĂ©e. Cet incendie de clĂŽture fut Ă©teint trĂšs vite et la maison qui Ă©tait juste derriĂšre ne prĂ©sentait aucune trace de flammes Ă  l’extĂ©rieur. Cette solidaritĂ© n’existe plus. Si aujourd’hui une maison de pauvre brĂ»le on la laisse brĂ»ler c’est tout. Il but une gorgĂ©e de thĂ© chaud fuma et reprit - J’ai presque fini mon poĂšme. Écoute donc ces vers Tislit Ouaman Ă©plorĂ©e hurla du haut des monts Soleil maudit tu as tuĂ© l’époux splendide de la terre Le soleil dit Retire-toi tu charmes les autres Avec mes propres rayons Avec mon coeur rutilant mon feu roulant Et tu m’oublies moi soldat de la nuit et du jour. - J’en suis lĂ  dit le Vieux. Qu’en dis-tu - C’est beau. En effet l’arc-en-ciel c’est Ă  la fois eau et lumiĂšre. Mais qui a raison dans l’histoire – Le plus fort La nature a toujours raison affirma le Vieux. Et il reprit sa 63 63 Un matin on frappa Ă  la porte et ce fut le Vieux qui alla ouvrir. Sa surprise fut- tellement forte en reconnaissant le visiteur qu’il faillit en perdre la parole c’était son vieil ami de France qui revenait ici aprĂšs bientĂŽt trente ans d’exil total. Les salamalecs interminables achevĂ©s ils montĂšrent dans le petit salon s’assirent l’un en face de l’autre et s’examinĂšrent un bon moment. - Tu n’as pas beaucoup changĂ© dit le Vieux. Tu es toujours aussi jeune et peut-ĂȘtre du cĂŽtĂ© des femmes plus performant qu’un jeune. Mais comment as-tu fait pour venir Radwane Dis-moi quelle mouche t’a piquĂ©. - Il y a bien trente ans que je n’ai pas remis les pieds dans ce pays. Qu’y faire quand on n’y a plus personne... Ă  part toi bien sĂ»r Je suis donc restĂ© lĂ -bas. Je suis français comme tous les autres mariĂ© je paie des impĂŽts et je vote – c’est dĂ©mocratique. J’ai trois enfants. L’un travaille avec moi dans l’agroalimentaire et les deux autres exercent des professions libĂ©rales. Il y a un mĂ©decin et un avocat. C’est donc uniquement pour te revoir que je suis revenu. J’ai pris un billet d’avion comme un touriste et me voici. Mais j’ai fait expĂ©dier deux cartons pleins de bricoles pour toi par le car qui fait Paris-Tiznit. Ici j’ai louĂ© une voiture. Je ne compte pas rester plus d’une semaine. - C’est net et prĂ©cis dit le Vieux. Eh bien tu dĂ©jeuneras ici. - Oui. - Et tu resteras jusqu’à demain. - Non. J’ai des rendez-vous Ă  Agadir. Tu recevras les cartons ici mĂȘme. Le chauffeur du car te les apportera en personne. - Ah Quel plaisir de te revoir dit le Vieux. Tu bois encore du thĂ© au moins - Bien sĂ»r mais je bois aussi du bon vin et de la bonne biĂšre. - À ce moment la vieille Ă©pouse de BouchaĂŻb entra dans le salon. - Tu reconnais notre visiteur lui demanda le Vieux. Elle rĂ©flĂ©chit un instant et dit - Non vraiment je ne le remets pas. - Il y a tellement longtemps. Tu es tout excusĂ©e. C’est Radwane notre ami de France. - Maintenant je le reconnais. Je n’aurais jamais pensĂ© qu’il reviendrait. Sois donc le bienvenu Radwane tu es de la famille. Je vais vous prĂ©parer du thĂ© et des friandises. Elle s’en alla puis revint avec ses ustensiles habituels. Elle s’installa assez loin des deux hommes pour les laisser parler Ă  l’aise et elle commença Ă  prĂ©parer la boisson. Le chat renifla le visiteur se frotta Ă  sa jambe et retourna Ă  l’oreiller qui Ă©tait devenu sa litiĂšre. - Ah Toi par exemple dit Radwane. Tu es connu mĂȘme Ă  Paris. Il y a seulement quelques jours une radio berbĂšre a parlĂ© de toi. C’est peut-ĂȘtre ce qui m’a dĂ©terminĂ© Ă  venir. L’animateur que je connais bien a donnĂ© un long extrait de ton Ă©popĂ©e sur le saint. Il a rĂ©ussi Ă  se procurer ton livre c’est un crack Mais en as-tu toi de ces livres ici - Oui je t’en donnerai trois. Il alla les chercher dans un coffre de bois peinturlurĂ©. AprĂšs les avoir feuilletĂ©s Radwane s’exclama - Ce sont des oeuvres d’art mon vieux À Paris ils coĂ»teraient une petite fortune. Qui a exĂ©cutĂ© cette belle calligraphie - Un Ă©lĂšve de la medersa dit le Vieux. - C’est un virtuose ce petit. Est-ce qu’on pourrait le voir - C’est facile. - Comme poĂšte tu te poses un peu lĂ  dit Radwane. Ce que tu fais est sublime. - Merci mon ami. Mais parlons d’autre chose. Tu liras le livre Ă  tĂȘte reposĂ©e. Comment va la France - La France va de moins en moins bien. Les jeunes chĂŽment. Ils se droguent dealent c’est-Ă -dire qu’ils vendent de la drogue pour en avoir Ă  consommer eux-mĂȘmesslide 64 64 volent agressent dans les magasins les couloirs de mĂ©tro les bus. Quand la police tire sur l’un d’eux qui vient de faucher une voiture ils sortent le soir brĂ»lent des pneus des autos pillent les boutiques les supermarchĂ©s blessent des flics... Et pendant ce temps on les filme... Les images passent Ă  la tĂ©lĂ©vision ça fait peur au Français moyen qui dĂšs lors vote pour l’extrĂȘme droite le fascisme Ă  la française quoi L’Arabe est le suspect numĂ©ro un. On lui refuse le visa d’entrĂ©e sur le territoire on le refoule on le place en rĂ©tention administrative quand il n’est pas en situation rĂ©guliĂšre. Un sans-papiers est un sans domicile fixe il risque gros Ă  tout instant. Les crĂąnes rasĂ©s tuent le MaghrĂ©bin comme ça pour rire. C’est bĂȘte et c’est mortel. Personnellement je suis loin de ces problĂšmes mais ce qui se passe est inquiĂ©tant. - Et il y a encore des fous ici qui veulent aller en France Ils devraient savoir qu’il n’y a pas de place pour eux dans les pays d’Europe. Mais qu’est-ce que tu peux faire comprendre Ă  un ignorant dit le Vieux. - J’ai pris mes prĂ©cautions depuis longtemps. C’est pourquoi je me suis fait naturaliser quand c’était encore possible. Je suis un bon citoyen respectueux des lois de la RĂ©publique et je ne vais pas provoquer de tapage folklorique lĂ  oĂč il ne faudrait pas. Or la plupart des MaghrĂ©bins immigrĂ©s sont de parfaits illettrĂ©s. - Comme ceux d’ici dit le Vieux. - Ceux d’ici sont entre eux ils n’emmerdent personne. - C’est juste. La vieille femme les servit. - La rĂ©gion a drĂŽlement changĂ© dit Radwane. On se modernise par ici. - Oui mais c’est une modernitĂ© fanfaronne rĂ©pondit le Vieux. Une couche de mauvaise peinture qui craque vite pour faire apparaĂźtre la vraie nature des choses. Les gens de chez nous sont irrespectueux de tout sauf de l’argent. Un jour ce village cette vallĂ©e ne seront plus qu’un dĂ©sert. Ce sera triste pour ceux qui n’ont jamais rien eu mĂȘme un vĂȘtement dĂ©cent. La misĂšre que tu as vue en France n’est pas celle d’ici. Notre misĂšre est tenace elle s’accroche et se reproduit Ă  grande vitesse comme un microbe. La France elle a les capacitĂ©s pour juguler la sienne qui n’est aprĂšs tout qu’un mauvais quart d’heure Ă  passer. Ici ce sont des siĂšcles de misĂšre qui se sont liguĂ©s pour donner ce que nous voyons aujourd’hui une misĂšre incurable qui s’amplifie et mine les bases de la sociĂ©tĂ© qui la sĂ©crĂšte une sociĂ©tĂ© oĂč seul le riche fait ce qu’il veut va oĂč il veut. La grande masse elle tourbillonne et bouillonne au fond d’un gouffre vertigineux. Oui gare au vertige. Nous sommes au bord d’un gouffre monstrueux. En perdant la tradition on a aussi perdu le respect de la femme et de l’enfant. Les filles se prostituent les garçons aussi. Et les enfants croupissent dans le caniveau. Mais il n’y a rien Ă  faire. Ce sont les mentalitĂ©s qu’il faudrait changer. - Ton analyse est juste. Si les mentalitĂ©s ne changent pas ça ne s’amĂ©liorera pas dit Radwane. Mais passons Ă  autre chose. Sachant que tes poĂšmes seront tĂŽt ou tard mis sur cassette je t’ai apportĂ© un certain nombre de gadgets. Ça t’amusera. Tu as aussi ton thĂ© prĂ©fĂ©rĂ© et du trĂšs bon tabac. Je dois t’en envoyer assez souvent car tu es un fumeur invĂ©tĂ©rĂ©. Tu apprĂ©cieras donc ces mĂ©langes raffinĂ©s. Mais
 possĂšdes-tu toujours un Ăąne - Non. J’ai une mule. Un Ăąne ne fait pas de vieux os ici. Le dernier que j’ai eu a Ă©tĂ© bouffĂ© par les charognards il y a trois ans peut-ĂȘtre. Ici quand une bĂȘte crĂšve on jette sa carcasse aux fauves. J’ai donc une mule charmante qui ne demande qu’à sortir mais comme je suis indisponible elle reste dans son rĂ©duit. Avant j’allais au souk une fois par semaine maintenant c’est tous les trois mois. On trouve ce qu’on veut au magasin du village ce n’est plus comme autrefois. - C’est une excellente chose rĂ©pondit Radwane. À cet instant on entendit une sĂ©rie de coups de feu. - C’est ce bandit de Hmad qui chasse le perdreau dit le 65 65 - L’ancien tueur - Oui. Je lui ai demandĂ© de m’apporter du gibier pour aujourd’hui. On a beau dire c’est un homme remarquable. Je l’aime bien. Le Vieux alla regarder par la fenĂȘtre. Puis il revint s’asseoir. - Je ne me suis pas trompĂ© dit-il. - C’est bien lui et il vient ici. Dix minutes plus tard en effet on entendit frapper Ă  la porte. La vieille femme alla ouvrir. Quand elle revint elle portait six perdreaux ensanglantĂ©s. Le chat courut Ă  la rencontre de sa maĂźtresse qui le chassa sans mĂ©nagement. Il aurait Ă©tĂ© capable de voler un de ces volatiles encore saignants. - Hmad t’a apportĂ© ceci dit la vieille. Je lui ai dit de monter mais il s’est excusĂ©. Il a paraĂźt-il des choses Ă  faire. - Des choses Ă  faire Il prĂ©fĂšre plutĂŽt sa solitude que la compagnie des hommes. Il est casanier. Eh bien rĂ©gale-nous donc avec ce beau gibier - J’en mange souvent Ă  Paris dit Radwane mais c’est du gibier d’élevage. Celui-ci doit ĂȘtre fameux. - PrĂ©pare-toi Ă  te rĂ©galer. Le goĂ»t du gibier et mĂȘme celui de la viande normale change suivant les rĂ©gions. La viande d’ici a plus de goĂ»t que n’en a celle qui est vendue en ville. C’est ce que mange la bĂȘte qui fait la diffĂ©rence. AprĂšs un copieux dĂ©jeuner qui l’enchanta Radwane dit au Vieux - J’ai rĂ©flĂ©chi. Je dois partir immĂ©diatement pour Agadir. Je ne verrai donc pas ce jeune calligraphe. C’est dommage. Mais je n’ai rien Ă  lui offrir. Qu’il suive donc sa route. Les personnes que je vais voir sont importantes. Je ne dois pas rater cette entrevue. Ils Ă©taient assis devant deux verres de thĂ© fumants le Ă©niĂšme thĂ© depuis le matin. - Dommage Moi qui aurais voulu te coincer ici pour que tu oublies un peu tes soucis d’investisseur... rĂ©pondit le Vieux. Mais soyons sĂ©rieux. Pour le petit calligraphe c’est bon tu n’as rien Ă  lui promettre. Il vaut mieux qu’il continue sa route dĂ©jĂ  toute balisĂ©e. Mais pour ces investissements je dois te mettre en garde contre les margoulins. - Tu prĂȘches un convaincu. Je connais tout ça. Mais lĂ  c’est du solide. Il s’agit en fait du rachat d’une ferme d’agrumes dans la plaine du Souss et de la crĂ©ation d’unitĂ©s de production de jus d’orange pamplemousse etc. destinĂ© Ă  l’exportation. - C’est sĂ©rieux j’en conviens. Seulement gaffe Il y a des voleurs partout. - Il y en a mĂȘme en France. Chez les politiques et ailleurs. Ça ne m’a pas empĂȘchĂ© d’y faire des affaires en or. - Tu connais ton mĂ©tier. Mais le Maroc c’est le Maroc tout le monde te le dira. - Je serai sur mes gardes dit Radwane. - LĂ  je suis rassurĂ©. Mais dis-moi puisque tu en viens dis-moi comment c’est l’Agadir d’aujourd’hui - Oh Une ville pour les touristes. Du bĂ©ton encore du bĂ©ton Et ça marche bien. Personnellement je ne mettrai pas un sou lĂ -dedans. Le tourisme est alĂ©atoire car trop dĂ©pendant de la conjoncture politique et des Ă©vĂ©nements. - C’est une machine qui tourne bien alors - Il me semble dit Radwane. Pour le moment du moins. - Il se leva prit les livres que lui avait donnĂ©s le Vieux. - Je vous dis au revoir. Le Vieux se leva aussi. Il Ă©tait Ă©mu. - Ah Dieu fasse que tu reviennes l’annĂ©e prochaine Ça me fend le coeur de te savoir dans un autre pays loin de nous autres. - Il conduisit Radwane jusqu’à la porte d’entrĂ©e. Quand il fut remontĂ© il s’affala comme s’il venait de soulever un poids 66 66 - Tu es fatiguĂ© demanda la vieille. - Non. Je suis seulement Ă©mu. Trente ans d’éclipse et le voilĂ  dĂ©jĂ  parti pour une autre longue absence. Mais tu es lĂ  toi. Et le chat aussi est lĂ . Ah mon beau rouquin Tu ne peux pas savoir le prix d’une amitiĂ©. Tu n’es qu’un chat toi. Bon Est-ce que j’aurai encore le courage d’écrire Peut-ĂȘtre. Mais aprĂšs la sieste seulement. Se couchant sur le tapis qui recouvrait le sol il s’endormit rapidement. - C’est un grand enfant dit la vieille au chat qui la fixait sans 67 67 AprĂšs un Ă©tĂ© torride ponctuĂ© d’orages aussi violents que brefs qui avaient emportĂ© les cultures en terrasse et endommagĂ© les vieilles maisons l’automne fut calme et sans nuage. On s’attendait Ă  voir tomber les premiĂšres pluies prĂ©cĂ©dant les labours mais rien ne vint hormis un sempiternel vent brillant. L’annĂ©e agraire s’annonçait assez mal et les radios elles-mĂȘmes redoutaient compte tenu de l’avis unanime des experts une sĂ©cheresse prolongĂ©e. Ceux qui s’étaient prĂ©parĂ©s aux labours et qui vivaient de cela les plus pauvres donc avaient vite dĂ©chantĂ© et remisĂ© leur charrue. Le prix des cĂ©rĂ©ales augmenta si vite que beaucoup d’indigents recoururent aux aides du gouvernement mĂȘme ceux qui n’étaient pas habituĂ©s Ă  la farine amĂ©ricaine ou canadienne en reçurent. Cette manne contrecarra quelque temps l’action cynique des spĂ©culateurs qui dĂ©tenaient des stocks importants de cĂ©rĂ©ales dans des dĂ©pĂŽts occultes. L’État les poursuivait de sa vindicte. Des procĂšs et des saisies eurent lieu mais rien n’y fit la spĂ©culation s’était si bien ancrĂ©e dans les mentalitĂ©s que seuls les plus honnĂȘtes marchands n’y succombaient pas. Les autres s’enrichissaient chaque jour au dĂ©triment du grand nombre. Au dĂ©but de l’annĂ©e suivante on vit errer par les campagnes et tout le long des routes des animaux solitaires chassĂ©s par leurs maĂźtres qui ne pouvaient plus les nourrir. Il y avait surtout des Ăąnes parmi ces bĂȘtes. Les pauvres Ă©quidĂ©s allaient ainsi dans la nature Ă  la recherche d’un brin d’herbe et d’eau. A la fin Ă©puisĂ©s ils se couchaient et crevaient en silence. Leur dĂ©pouille ne tentait mĂȘme pas le charognard qui gavĂ© n’avait que l’embarras du choix. Des moutons et des vaches crevaient Ă©galement dans les fermes appauvries sur ces mĂȘmes terres qui les avaient si bien nourris. Le prix de la viande s’était brutalement effondrĂ©. Personne ne voulait plus entretenir de bĂȘtes d’abattage. Le cheptel en avait pris un coup sĂ©rieux quand advint la fĂȘte du mouton l’AĂŻd Al Kabir. On dĂ©cida en haut lieu de ne pas procĂ©der au sacrifice rituel ce qui arrangea du monde mais les plus dogmatiques suivirent Ă  la lettre les prĂ©ceptes religieux et sacrifiĂšrent leur mouton en cachette et en pleine nuit. Comme le prix des denrĂ©es de premiĂšre nĂ©cessitĂ© n’avait cessĂ© d’augmenter une sourde agitation se remarquait dans les bidonvilles et les quartiers populaires ce qui n’empĂȘcha pas les spĂ©culateurs de continuer leur travail de sape. Un jour l’émeute Ă©clata. Elle fut tout de suite attisĂ©e par des trublions professionnels qui manipulĂšrent une jeunesse ductile et inculte ignorant aussi bien la rĂ©alitĂ© que la politique. Ces Ă©vĂ©nements se soldĂšrent par des dizaines de morts et des arrestations massives. Les jeunes qui en avaient rĂ©chappĂ© retournĂšrent Ă  leurs occupations ordinaires drogue vols vagabondage alcoolisme et prostitution. Une politique de barrages fut instaurĂ©e aussitĂŽt que les experts mĂ©tĂ©orologues eurent prĂ©dit un long cycle de sĂ©cheresse. On commença Ă  Ă©difier des ouvrages imposants et des petits barrages colinĂ©aires. Cette politique eut par la suite des rĂ©sultats heureux. Certaines rĂ©gions furent irriguĂ©es au moyen de canaux et d’autres loin des barrages durent se plier Ă  la terrible loi de la sĂ©cheresse persistante. Le Vieux suivait ces Ă©vĂ©nements avec intĂ©rĂȘt. Au village mĂȘme on n’avait pas lĂąchĂ© les animaux dans la nature. Les puits n’étaient pas Ă  sec et il y avait Ă  manger pour l’ñne et la vache. Seuls les plus pauvres pĂątissaient du manque de pluie car ils devaient acheter leur orge au prix fort. Cependant les lĂ©gumes ne manquaient pas l’eau des puits suffisait Ă  irriguer les potagers. La gĂȘne Ă©tait pourtant partout prĂ©sente. On savait que telle ou telle famille avait besoin d’aide mais comme elle ne rĂ©clamait rien on ne lui donnait rien. Ils souffraient donc en silence. Un jour les radios annoncĂšrent l’arrivĂ©e imminente des sauterelles. Cela dĂ©clencha une sorte de fiĂšvre qui se transforma vite en priĂšres pour que les potagers et les arbres fruitiers fussent Ă©pargnĂ©s. Les criquets pĂšlerins ne vinrent pas un vent violent avait poussĂ© leurs essaims vers l’ocĂ©an oĂč ils se noyĂšrent. - Ce que tu as prĂ©vu dans ton fameux poĂšme est arrivĂ© dit la vieille. C’est vraiment la catastrophe d’aprĂšs la 68 68 - C’était Ă  prĂ©voir. Le Sahara est notre voisin. Il faut bien qu’il essaye un jour de gagner nos terres. D’autre part les gens ne respectent pas la nature ils abattent les arbres pour faire du feu ou autre chose. Et les arbres comme chacun sait sont les amis de l’eau. Cette calamitĂ© n’est donc pas si naturelle qu’on le prĂ©tend. Ses causes sont essentiellement humaines affirma le Vieux. Cela dit il n’y a pas eu de labours. Pour nous deux ce n’est pas un problĂšme nous pouvons nous payer l’orge que nous voulons mais pour les autres c’est un casse-tĂȘte. HĂ© As-tu demandĂ© Ă  notre voisine la sainte lettrĂ©e si elle ne manquait de rien - Elle ne manque de rien. C’est une fourmi. Elle a des sacs d’orge en rĂ©serve. - Si jamais elle avait besoin de quelque chose... - Elle me le dirait. Tu sais elle aimerait bien avoir un de tes livres. - Qui lui a dit que j’ai publiĂ© un livre - Moi. - Bon. Tu peux lui en porter un. - Et l’autre livre de poĂ©sie celui qui vient d’arriver - Je n’en ai pas suffisamment. Plus tard. J’ai aussi deux cassettes que tu Ă©couteras toute seule quand je serai dehors. Ce sont mes vers chantĂ©s par un rails. Je voudrais avoir ton avis lĂ -dessus. - Mais je ne sais pas faire marcher l’appareil. - Apporte-le je vais te montrer comment faire. Elle s’exĂ©cuta. Au bout d’une vingtaine de sĂ©ances de dĂ©monstration elle sut enfin faire fonctionner le magnĂ©tophone. - On apprend vite quand on veut dit-elle. Ils rirent. - Ces poĂšmes sont anciens. Ce sont les premiers que j’ai Ă©crits. Un travail de longue haleine. - Le suc de ta jeunesse. - Peut-ĂȘtre. Il avait dĂ©jĂ  en partie feuilletĂ© son recueil mais ces poĂšmes qui s’étendaient sur plusieurs annĂ©es n’éveillĂšrent en lui que de vagues souvenirs. À aucun moment il ne put lier tel ou tel morceau Ă  un Ă©vĂ©nement prĂ©cis. Il y avait lĂ  des Ă©glogues des Ă©lĂ©gies et des poĂšmes inspirĂ©s par des lĂ©gendes oubliĂ©es... Une espĂšce de sentiment nostalgique lui pinçait le coeur chaque fois qu’il ouvrait le recueil. Il se promit de tout relire en y mettant la distanciation nĂ©cessaire afin de juger de la valeur de l’oeuvre. - Et puis ma foi dit-il tout haut il faut bien vieillir. - Qu’est-ce que tu racontes - Tu ne peux pas comprendre... Ça ne concerne que le vieux que je suis devenu et le jeune Ă©talon que j’étais. Le temps est l’acteur principal de cette histoire. - Le temps l’acteur... - Oui. Quand j’étais jeune j’écrivais sur l’amour la nature la beautĂ© le courage... Maintenant aussi mais c’est diffĂ©rent. Je pense aux choses sacrĂ©es Ă  la beautĂ© aussi et j’ai le sentiment que l’homme n’est pas totalement mauvais malgrĂ© les apparences. Avant j’étais insouciant j’avais envie de vivre. Aujourd’hui cette humanitĂ© farfelue me donne du souci comme si j’en Ă©tais responsable. Je vis sans aucun optimisme. - Oublie donc cette humanitĂ© et pense Ă  toi dit la vieille. Tu veux du thĂ© - Je veux bien merci. Le Vieux voyait se dĂ©couper dans le rectangle lumineux de la fenĂȘtre ouverte la crĂȘte du massif montagneux et il se souvint des neiges qui le couronnaient avant les changements climatiques. Tout change en effet tout Ă©volue dans un sens ou dans l’autre pensa-t-il. Moi aussi du reste. Il n’y a qu’à regarder autour de soi pour constater que rien n’est jamais statique. Tu vois mĂȘme le chat a changĂ©. Il a vieilli lui aussi. BientĂŽtslide 69 69 il m’en faudra un autre car je ne peux pas me passer de chat. Ces bĂȘtes-lĂ  ne vivent pas assez longtemps. DĂšs qu’on commence Ă  s’y attacher elles crĂšvent. Mais cessons de divaguer AprĂšs le thĂ© j’irai rendre visite Ă  l’imam. Je lui porterai un daces livres. Lui au moins sera content car il est le vĂ©ritable artisan de cette publication. Sans son aide je n’aurais rien fait. Mon oeuvre aurait sombrĂ© comme tant d’autres. Et pendant que j’y pense je trouve Radwane fascinant. Il me comble d’objets modernes dont je ne sais que faire. Par exemple ces stylos Ă  feutre et Ă  bille. Et mĂȘme l’autre Ă  plume en or Je n’écri- rai jamais avec ces engins moi. Pour rien au monde je n’abandonnerais mon porte-plume offert jadis par Khoubbane mort sans postĂ©ritĂ©. Un de ces hommes du clan qui reprĂ©sentent le dernier chaĂźnon de la lignĂ©e. Mais il y en a d’autres qui se reproduisent assez pour que le clan dure encore mille ans. Khoubbane Il m’apportait toujours des cahiers des crayons de couleur et des biscuits quand il revenait au village oĂč il passait quelques mois pour voir s’il pouvait engrosser son Ă©pouse. Il prenait son temps mais il ignorait qu’il Ă©tait stĂ©rile. Il est mort sans le savoir un soir Ă  Safi devant sa boutique oĂč il prenait le frais aprĂšs avoir dĂźnĂ© et fait sa priĂšre. On l’a enterrĂ© lĂ -bas. Sa maison se dĂ©labre Ă  prĂ©sent. Sa veuve est retournĂ©e chez elle. Elle s’est aussitĂŽt remariĂ©e. Elle est mĂšre de plusieurs enfants Ă  l’heure qu’il est. Ah Cette femme Quelle douceur et quelle gentillesse N’étaient ces marques de variole sur le visage elle aurait Ă©clipsĂ© les prĂ©tendues beautĂ©s dont on cĂ©lĂšbre gaillardement les formes plantureuses. Mais elle a eu enfant cette maladie qui lui a laissĂ© des trous dans la figure. Khoubbane s’en fichait lui. Il aimait cette femme admirable. Et il n’aimait qu’elle ce qui est formidable dans un pays oĂč on aime toutes les femmes pour la bagatelle. Il savait lui donner un sens Ă  l’amour. D’autres voyant qu’ils n’avaient pas d’enfants auraient rĂ©pudiĂ© l’épouse infĂ©conde. Lui non Un homme. Oui c’était un homme. »slide 70 70 La deuxiĂšme annĂ©e de sĂ©cheresse fut encore plus terrible que la premiĂšre. On vit dans les environs des villages entiers vidĂ©s de leurs habitants. Ils avaient rejoint leurs parents dans les villes du Nord en abandonnant Ă  cet enfer qui rampait inexorablement vers la vallĂ©e leurs terres et leurs maisons. En peu de temps ces bĂątisses commencĂšrent Ă  craquer puis elles ne furent plus que des ruines. MĂȘme les vagabonds de jadis avaient dĂ©sertĂ© la rĂ©gion. Le Vieux qui avait vu cette dĂ©solation se demandait si son propre village allait connaĂźtre le mĂȘme sort. Non se dit-il. Beaucoup de gens ont de l’argent ils peuvent donc tout acheter. Et tant que les puits seront pleins le village vivra. Les autres n’ont pas eu de chance voilĂ  tout. Ils n’ont pas de puits ou ils ne veulent pas en creuser... Il y a une nappe phrĂ©atique sous terre. Comme il ne pleut plus ils ont bien Ă©tĂ© forcĂ©s d’émigrer. Oh Ils ne manqueront de rien dans le Nord. Ils y ont une famille des commerces prospĂšres. On s’entassera un peu plus les uns sur les autres voilĂ  tout. Ici cependant ce sont les anciens allogĂšnes qui retournent Ă  leur palmeraie dans quelque oasis perdue plus au Sud. Ils ont bien raison. Faute d’orge ils mangeront des dattes et boiront du lait de chamelle. De toute façon ils n’ont jamais rompu les liens avec leurs racines. Chaque annĂ©e ils se rendaient lĂ -bas pour ramasser la rĂ©colte la vendre sur place et rapporter des excĂ©dents de dattes. Que n’en ai-je dĂ©gustĂ© de ces dattes mielleuses Nos palmiers ne produisent rien de bon hĂ©las Mais il est vrai que nous ne sommes pas au Sahara. Tiens MĂȘme le gibier a disparu Pas d’eau pas de gibier non plus. Le chacal ce vieux fripon s’est fait rare lui aussi. Et pourtant cette charogne se contente de peu. Tout disparaĂźt petit Ă  petit. Chaque jour une nouvelle chose manque Ă  l’appel. Seuls les parvenus reviendront toujours ici pour semer le trouble. Oh Ils ont des puits trĂšs profonds dans leurs propriĂ©tĂ©s. Et puis la vallĂ©e possĂšde une nappe trĂšs importante mais sans doute pas intarissable. En tout cas elle peut alimenter longtemps encore ceux qui ont les moyens de forer assez profondĂ©ment pour atteindre les veines de cette eau que des annĂ©es de neige ont emmagasinĂ©e dans le ventre de la terre. Mais le parvenu a ce qu’il faut que diable Les grands moyens sont Ă  sa portĂ©e. Si l’eau venait Ă  manquer pour de bon ce serait le pauvre qui souffrirait. Le pauvre Tout le monde souffrirait sauf le parvenu. Ou alors il faudrait que l’État nous vienne en aide en procĂ©- dant par exemple Ă  des forages coĂ»teux. Mais l’État est bien loin d’ici. Il ne nous entend pas et nous voit encore moins. Non L’eau ne manquera pas. Dieu ne permettra pas ça. II y a eu par le passĂ© des situations plus dures. Les Anciens que j’ai connus ont parlĂ© des annĂ©es sans eau. Pas d’eau Ă  boire Rien Nous n’en sommes pas lĂ . TĂŽt ou tard un orage Ă©clatera et le tour sera jouĂ©. À mon avis ce n’est pas fini. Nous traversons seulement une dĂ©sagrĂ©able pĂ©riode. Dieu soit louĂ© Tout s’oublie tout passe. J’ai connu moi-mĂȘme des annĂ©es terribles. Des annĂ©es sans lĂ©gumes. Il n’y avait pas de potager. L’eau Ă©tait trĂšs sĂ©vĂšrement rationnĂ©e. Gare Ă  celui qui resquillait On s’entre-tuait pour ça. Aujourd’hui on cultive encore ses oignons ses carottes ses fĂšves et ses navets. Au magasin il y a tout ce qu’on veut. On peut tout acheter. Alors que ceux qui veulent dĂ©serter dĂ©sertent Qu’ils aillent en ville Un jour la ville les chassera. Ils reviendront chez eux penauds... et ils recommenceront reconstruire des maisons creuser des puits plus profonds etc. Le temps finira bien par les rééduquer. La ville Une future et toujours possible explosion sociale une bombe Ă  retardement. Un volcan endormi qui peut se rĂ©veiller n’importe quand et tout mettre en piĂšces le VĂ©suve l’Etna le Pinatubo la SoufriĂšre... Pour le villageois il n’y a pas d’avenir en ville. Il faut qu’il sue sang et eau pour s’y adapter. Seuls quelques malins y parviennent. Et puis si l’on n’a rien que ses terres pourquoi les abandonner mĂȘme si elles sont ingrates Il faut s’y accrocher. Si c’est pour aller grossir le rang des chĂŽmeurs ah non Quelle dĂ©chĂ©ance C’est l’abandon de toute dignitĂ©. Au Sahara il existe des points d’eau. On creuse et on trouve de l’eau pour soi- mĂȘme et pour ses bĂȘtes. Les Touaregs en savent quelque chose. Ici on se contente de dire "Le puits est tari il n’y a plus rien. Allons-nous-en ailleurs En ville il y a du travail et la vie est facile." Comme on se trompe Ce puits creusĂ© par les ancĂȘtres peut fournir deslide 71 71 l’eau si on le creuse encore plus profondĂ©ment. Dans le temps la communautĂ© pratiquait de tels travaux. Aujourd’hui on rĂ©pugne Ă  faire des besognes aussi utiles. Le mirage de la ville est trop tentant on y succombe vite. Heureux celui qui comme l’ EcclĂ©siaste est revenu de tout. Il reste tranquille il attend ce que Dieu lui a promis et il travaille pour vivre lĂ  oĂč il se trouve. Car la vie est partout mĂȘme dans le dĂ©sert le plus aride. » FIN

Alagnachante l’Italie Vendredi 22 fĂ©vrier 2013‱ N°113‱ Ce journal vous est offert chaque vendredi ‱ Ne pas jeter sur la voie publique VDM-2012-138613 Grand Angle I I I voix du midi week-end n°113 22 fĂ©vrier 2013 I3 Roberto Alagna : « L’opĂ©ra, mon carburant » RĂ©clamĂ© par les plus grandes scĂšnes lyriques du monde, le tĂ©nor Roberto Alagna est Ă  Toulouse ce
magazines 9 min tous publics C’est une loi très attendue, qui va être débattue aujourd’hui à l’Assemblée nationale la fameuse loi dite anti- fessée portée par la députée Maud Petit – qui viendra nous raconter comment ça s’est passé mardi prochain ! Si cette loi passe, la France deviendra le 55e pays au monde à interdire ce que l’on appelle les violences éducatives. Et devinez quel est le premier pays au monde à avoir interdit la fessée ? On est sĂ»rs que vous avez une idée, c’est ce pays que, dans cette émission, nous citons toujours en exemple pour les questions d’éducations. La Suède, bien sûr qui, il y a plus de 40 ans, a interdit la fessée. Avec du recul, qu’est ce que cette interdiction a changé dans le pays ? On en discute avec Elsa Moley et Marion Cuerq, rĂ©alisatrices du film-documentaire "MĂȘme qu'on naĂźt pas imbattables", actuellement au cinĂ©ma. nous contacter aide et contact contactez-nous par tĂ©lĂ©phone, courrier, email ou facebook. du lundi au vendredi de 09h00 Ă  18h00. TĂ©lĂ©charger l'application France tv
ceINKsn. 499 460 338 186 464 493 348 447 323

mĂȘme qu on nait imbattable streaming